Sur des images abstraites, qui semblent arracher le film qui vient à une nuit obscure, un chant s'installe peu à peu. Une sourate récitée en arabe, non traduite, envoie notre attention vers un territoire incertain, un paysage trouble, comme cet aplat indistinct de couleur rouille d'où vont émerger les souvenirs annoncés par le titre. Le point hésite à se faire, comme si le regard ne pouvait s'ouvrir pleinement sur les récits que le film va rencontrer. La vision se précise lentement. La voix qui se risque dans ce chant liminaire dit ses propres défaillances mémorielles en même temps que le caractère nécessaire de cette sourate qui lui revient d'elle-même dans l'épreuve. C'est pourtant bien le chant lui-même qui tranche, qui fait le jour sur ce paysage sombre et solitaire, comme pour affirmer, à contretemps du film, une possible clarté, plus saisissante que la violence xénophobe à l'origine du fait divers dont Souvenirs de la Géhenne, en le rejouant d'une singulière façon, devient la mémoire paradoxale. L'entrée dans le film est d'abord lente et patiente, ne fait aucune lumière sur le lieu où nous sommes. Les images, dont le contenu, d'abord lointain, se précise peu à peu, sont de plusieurs registres. Elles laissent entrevoir à la fois des terres de campagnes et des formes très urbaines. Nous sommes dans une zone frontière, nous traversons un seuil, conduits par un mouvement imperceptible qui nous entraine malgré nous vers l'irréversible, l'irréparable.
A travers ces Souvenirs de la Géhenne, Thomas Jenkoe propose un geste de cinéma particulièrement audacieux, qui consiste à nous inviter, sans séduction aucune, par un procédé d'identification immédiate et pourtant impossible, à épouser les mouvements d'une figure xénophobe, celle de J.D., qui entreprend, un soir d'octobre 2002, une expédition meurtrière à travers la ville de Grande Synthe, au volant d'un 4x4 et armé d'un fusil de chasse, à la recherche de personnes issues de l'immigration. Cette quête raciste, incompréhensible et violente, se soldera par la mort d'un jeune homme de 17 ans. Le film se donne comme le portrait de Grande Synthe où à eu lieu ce drame, complexe industriel et portuaire révélé à partir de l'évocation de fragments de la vie de J.D, eux-mêmes composés sur la base de propos qu'il a tenus immédiatement après son arrestation et consignés dans le dossier d'instruction de son procès. Plusieurs voix se mêlent, qui ont un statut différent, mais qui toutes parlent à la première personne. Celle qui se donne à entendre en premier lieu, lorsque le chant arabe initial s'éteint, c'est celle de J.D, qui témoigne de son incapacité à mobiliser sa propre mémoire. C'est son témoignage qui opère le focus sur cette ville et qui nous y introduit. Sa parole est là seule à être interprétée, par Thomas Jenkoe lui-même, ce qui lui donne une présence toute particulière et force cette identification que nous ne pouvons pas accepter mais dont nous devons bien entendre la possibilité. Une manière sans doute de ne pas se voiler les yeux, et d'attirer l'attention sur le fait que la xénophobie n'a jamais été un épiphénomène, qu'elle est quelque chose qui est là, entre nous, une chose protéiforme, à laquelle nos vies ne sont pas étrangères, ne serait-ce que pour cette raison que nous existons dans une environnement qui la porte et la nourrit parfois sans réserve ni retenue. L'ensemble des témoignages recueillis pour le film, qui sont une matière documentaire vocale, par quoi ils rejoignent directement le récit de J.D. et cohabitent avec lui, le manifestent eux-mêmes sans détours. Chacun fait état des difficultés du vivre ensemble dans une ville qui n'est plus comme avant. La communauté maghrébine affiche sa provenance à même son visage, et rejoue à son niveau le jeu des catégories forcloses qui alimentent un racisme aux milles visages : les polonais, les français "de souche", les juifs enfin, évoqués à l'occasion d'une mélopée délirante et négationniste sur les banquiers et les camps de concentration. Dès l'exercice du langage, chacun est réductible à un type qui le prive de toute singularité. Il va sans dire que, dans ces désignations en apparence anodines, la haine est tout de suite là. Le film est dur à entendre, car il est à l'écoute d'une réalité qu'il regarde en face.
La Géhenne est un territoire physique, qui dans la Bible hébraïque, évoque la Vallée de Hinnom, située au sud de Jérusalem, qui, pour avoir été un lieu de cultes idolâtres, accueillait la lie de la population, lépreux et pestiférés. Il n'est pas anodin que le titre du film évoque cette vallée, plutôt que l'enfer dont elle deviendra symbolique dans les trois religions monothéistes. Thomas Jenkoe veut se saisir d'un paysage et chercher en lui des traces de cette peste noire et de ce qui l'entretient : tags lepenistes et affiches de groupuscules néo-nazis surgissent ici et là, dans un espace où la ville communique avec la campagne. Par sa photographie, et le retour, à trois reprises, des motifs picturaux sur lesquels le film s'est ouvert, qui apparaissent ici comme un thème en réponse à la musique de Morton Feldman, Souvenirs de la Géhenne travaille conjointement une matière plastique et documentaire, notamment en donnant une place singulière à l'enfance et à l'adolescence, comme pour attirer l'attention sur une innocence troublée par les questions identitaires dont elle hérite. Le constat désolé que dresse le film est lui-même blessé dans son mouvement, par un autre fait divers survenu pendant le tournage, blessure que Thomas Jenkoe introduit par une longue séquence parlée sur un écran noir.
Le film est écrit avec des plans fixes, en format scope, autant de photographies qui refusent toute forme de hauteur, comme pour redire que le drame qui se joue est là, parmi nous. Quelques figures reviennent, pour donner plus d'assise au récit, et incarner davantage la sorte de fictionnalisation qui a commencé à opérer avec la voix de J.D. Le film s'intéresse à son chien, ses chevaux, son amie, qui ne sont là que possiblement, des formes arrachées à sa mémoire douloureuse et hantée par tant de drames et de morts. Les phrases et la voix qui les portent, traversées par un désespoir et une absence totale d'ouverture, donnent à l'errance de J.D. et à son geste un caractère inéluctable, comme dans les anciennes tragédies grecques, même si le propos du film et le lieu où il se situe ne cherchent en rien à faire de ce personnage une figure héroïque, tant s'en faut, ni à ignorer ou minorer la liberté avec laquelle il s'est engagé dans ce crime. Mais il faut penser ensemble cette liberté et l'environnement qui pèse sur elle, ce qui est assurément très difficile quand elle est vue depuis le prisme d'un acte raciste, mais nécessaire. Car ce contexte est aussi le nôtre. Le film, qui ne se reçoit pas sans heurts, ne nous adresse jamais que cette exigence. La ville, et notre manière de l'habiter, ce qui certes ne dépend pas entièrement de nous, mais nous engage politiquement, n'est pas étrangère aux évènements qui s'y jouent.
Comme le paradis, l'enfer, s'il existe, est un lieu que nous ne pouvons traverser avec des masques et dans la dissimulation. Il n'y a rien, aucune raison, aucun motif derrière quoi nous pouvons cacher les actes et paroles qui font de nous ce que nous sommes. Le film se referme là où il s'est ouvert, mais sa perception a progressé. Les feux sont davantage visibles, qui jaillissent du haut des fourneaux et déchirent le voile noir de la nuit. Ce paysage dont la beauté plastique n'écarte pas la dimension infernale qui le caractérise est désormais le nôtre. Peut-être faut-il prendre peur aujourd'hui d'un désastre qui vient, et qui n'aura pas lieu sans nous, car la flamme est déjà là, qui ne donne ni chaleur, ni lumière, ni apaisement.