Je désire y rester encore un moment. Le Palais de Tokyo, avec ses immenses espaces en friche, est soudainement devenu un endroit familier, empreint d’une douceur flottante, un lieu presque chaleureux, agité ça et là par des courants d’énergie. Je viens de le découvrir autrement, les yeux fermés, j’ai entendu ses bruits, ses respirations, son souffle, j’ai pu emprunter ses cheminements souterrains, capter des bribes de discussions, m’imprégner ses fragrances de béton brut, tâtonner sur des pentes légères ou des marches métalliques. J’avais les yeux fermés et Malena Beer dansait autour de moi, m’entrainant dans l’exploration insensée de Un-visible.
Les notes que j’ai écrites « à chaud » sont à peu près inexploitables, incohérentes. L’expérience de cette performance imaginée par l’artiste pour un visiteur et un danseur à la fois m’accompagne depuis ce jour de janvier. Elle m’habite et son travail se poursuit dans la durée, continue à me nourrir. Gouter à l’Un-visible s’apparente subitement à un poison ou plus exactement à un remède, un philtre qui reste actif et continue à opérer au fil du temps.
En deçà de toute considération purement esthétique, il faudrait parler tout d’abord de la forte charge émotionnelle que charrie cette performance. Participation. Empathie, car au delà du fait d’être soi-même mis en action, il s’agit de ressentir d’une certaine manière, de partager les sensations beaucoup plus foisonnantes et fines de la danseuse qui m’accompagne. Ecoute, exploration sensorielle, frontières entre l’extérieur et l’intérieur, le visible et l’invisible… Les mots d’usage viendront, par la suite, essayer de saisir quelque chose de l’expérience, de formaliser, d’esquisser des pistes de compréhension. Pour l’instant, il faut prendre à bras le corps cette masse opaque d’affects qui ont été réactivés par cet Un-visible. D’une certaine manière, la performance pourrait justement faire signe vers ces couches de sédiments discrètes qui se déposent dans le corps au fil des années, depuis la plus jeune enfance et même bien avant, s’accumulent en silence, se laissent enfouir encore plus profondément, se font presqu’oublier, elles qui déterminent la nature intime de nos chairs et qui en constituent un savoir incarné, atavique, souvent négligé, fulgurant.
Des années d’apprentissage et de conditionnements, les normes sociales, les codes sont soudainement mis en suspension par un simple contact, une grande proximité. C’est en ceci qu’Un-visible est politique, s’inscrit dans une politique du sensible qui mobilise les notions de disponibilité, d’attention, de soin et de générosité envers l’autre. Ce postulat de départ, extrêmement simple, signifie déjà énormément. Le travail se fait à deux : sonder, remuer, chercher la faille, aller derrière les bastions, protections, statuts et autres carapaces de mise en société. Une fois dedans, la sensation est fulgurante, l’ouverture, potentiellement abyssale, encouragée par le caractère fortuit de la rencontre. Désormais, l’onde de choc résorbée, il s’agit de refaire petit à petit le chemin, tenter de comprendre non pas le don – heureusement inexplicable ! – mais le geste artistique qui l’a rendu possible.
Les images et dans leur creux la danse
« Fermer les yeux » dira simplement la performeuse.
Connaissance qui se passe du regard. Plonger derrière les paupières. Parte aveugle. Je ressens mon corps plutôt opaque se recentrer. Les autres sens s’activent, l’ouïe, mais surtout le toucher, à fleur de peau, poreux. La proprioception devient flottante, ma présence aux choses commence à basculer.
Connaissance par imprégnation et contact, car celle qui danse autour de moi – avec moi ? – est en train de traduire simultanément ses sensations de l’espace. Plus tard, je pourrais décrire sa présence intensifiée, augmentée, à l’environnement, à l’autre, à soi même, car il s’agit pour la performeuse d’alimenter la machine désirante que nous formons ensemble. Sur le moment, je ne fais que me nourrir de sa présence enveloppante, rassurante, désinhibante. J’éprouve ce que je pourrais nommer maintenant une sensation de disparition des frontières, je suis entrainée dans des flux d’énergies diffuses. J’explore de nouvelles géographies dans cette région étrange où dedans et dehors ne veulent plus rien dire, où une confiance immuable pacifie le présent qui se dilate et devient, aporie inclusive.
Cette connaissance enfin s’enclenche à travers des gestes et des rythmes, des accélérations et des relâchements, des tourbillons joyeux, légers, insouciants.
Je ne ressens pas le besoin des images. Elles interviennent telles des découpes, des continents qui glissent, accrochent vaguement à la surface de quelque chose de beaucoup plus dense, « faibles » en comparaison avec les torrents de sensations nouvelles qui envahissent mon corps. L’intitulé même de la performance fait signe vers un autre type de vision, qui mobilise tous les autres sens, qui traverse la peau.
Donnée pour la première fois à Paris au Palais de Tokyo dans le cadre d’une autre exposition, à proprement parler remarquable, Des choses en moins, des choses en plus (2014), Un-visible était reprise pour le projet curatorial INSIDE. Grâce à cette performance, les yeux fermés, des œuvres avec une atmosphère forte, véritables mondes en soi, complets et complexes, sont restituées dans leur épaisseur première, acquièrent quelque chose d’irréductible à tout discours, à toute construction intellectuelle linéaire. J’attendais la lumière de l’installation E.17 Y.40 A.18 C.28 X.40 0.13,5 de Christophe Berdaguer et Marie Péjus. Je me suis allongée dans l’espace, peut être sous la couronne de l’un de ces arbres fantasmés dans des tests psychologiques. J’étais comblée par ce blanc chaleureux filtrant à travers mes paupières fermées. Le bruit de l’eau, le cliquetis des goutes qui burinent les surfaces et se rejoignent en petits sillons, je ne l’ai reconnu que beaucoup plus tard. La poétique absurde et déchirante du Refuge de Stéphane Thidet, s’était complètement estompée derrière l’énergie de son élément moteur essentiel. Le son comme paysage qui envahit l’espace. Trouble.
Sur ces sentiers escarpés, il paraît qu’il y a aussi des images génériques, plates, anodines, cut – qui permettent de s’en sortir quand le voyage intérieur devient trop prégnant, trop profond. Je ne suis pas encore allée si loin.
Et s’il fallait garder une seule image, ce serait celle d’un entre-deux, obsessive, fixe et à la fois flutée par le mouvement du corps en train de courir, d’un espace qui se recompose rapidement sans parvenir à se stabiliser, comme dans un rêve, qui se prolonge et se déroule en boucle, inassignable, intemporelle.
La danse est déjà là dans cette course les yeux fermés et dans le bref éclat de vision. Elle s’origine dans le contact permanent avec un corps dansant, libre, en mouvement, qui modèle l’espace alentour, qui agit de manière diffuse sur mon propre être. Se recentrer, tout simplement tenir débout, avancer, faire tomber les barrières – autant de gestes nourriciers, puissants, essentiels.
Au terme de ce texte, la question revient, entêtée, dérangeante et nécessaire : comment en parler ? A chacun de vivre l’expérience d’Un-visible.
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Malena Beer, Un-visible, Palais de Tokyo de décembre 2014 à janvier 2015.