Holyland Experience emprunte son titre à l'espace dans lequel il a été tourné et qui se trouve à Orlando, sur un vaste site qui abrite une trentaine de parcs d'attractions. "Holyland Experience", qui est l'un de ces parcs, a pour caractéristique singulière de mettre en scène la vie de Jésus. La matière visuelle du film résulte d'une immersion dans cet environnement atypique et difficile à appréhender. Le matériau sonore quant à lui a été prélevé du monologue du fils Johannes dans Ordet de Carl Theodor Dreyer. Holyland Experience apparaît d'abord comme un collage de ces éléments a priori très lointains l'un de l'autre, mais qui se rencontrent pourtant, et produisent ensemble avec évidence quelque chose dans le film qu'aucune intention de réalisation ne pouvait clairement préparer ou anticiper. Et sans doute fallait-il que ces deux sources soient lointaines pour que le rapprochement soit possible et engendre un effet particulièrement juste. La langue danoise qui se donne à entendre en creusant plus encore cette distance, permet de comprendre d'emblée, pour qui a vu Ordet, la source sonore du film, qui engage ainsi dans ses diverses dimensions un mouvement de reconnaissance iconique qui le traverse et le travaille.
Holyland Experience est moins un collage qu'un processus d'incorporation, au cours duquel le sens se révèle progressivement, se précise et manifeste les possibilités diverses qu'il peut ouvrir dans la narration que produit la rencontre entre le son et les images, c'est-à-dire le film, compris comme un ensemble d'opérations artistiques qui font apparaître ce qui ne pouvait pas être imaginé ni joué par avance. C'est l'assemblage qui fait travailler le sens. La voix de Johannes découvre une réalité qu'elle désignait sans pourtant être tournée vers elle : cet environnement où la dimension spectaculaire évoque l'adoration d'un dieu mort et qui s'éprouve dans une ignorance de cette parole christique que veut précisément nous adresser Ordet. Il s'agit, en quelque sorte, de faire communiquer ce qu'il peut y avoir de très intérieur dans le film de Carl Theodor Dreyer et ce contexte du parc d'attractions où l'intériorité passe tout entière dans l'extériorité pour s'y perdre finalement. Le lieu devient particulièrement exemplaire de cette formule de Giorgio Agamben, écrite dans le prolongement d'une citation d'un fragment de Walter Benjamin intitulé "Le capitalisme comme religion" : "Dans sa forme extrême, la religion capitaliste réalise la forme pure de la séparation sans plus rien séparer" (Profanations). D'une certaine manière, le monologue du fils, dans le travail qu'il opère en relation avec les images, ouvre un espace où s'énonce cette contradiction. Pour autant, les figures qui habitent Holyland Experience ne se présentent jamais comme ridicules ou défaillantes, car elles sont saisies dans une narration pour laquelle elles œuvrent à leur manière, narration qui est tendue vers une résurrection que le film élude tout en la prenant pour point de départ. Le temps de la résurrection est déjà là, il est donné dans le liminaire du film. Holyland Experience est pris tout entier, par ses cadres, son montage et son rythme dans le rapport mort / résurrection.
Si le film se donne comme une incorporation de matériaux hétérogènes, le corps semble être son motif privilégié, quand bien même il ne figurerait pas parmi les questions programmatiques préalables à l'enclenchement du tournage. Ceci est particulièrement évident dans Who Chooseth Me, qui est une recherche sur l'inscription possible d'une comédie de Shakespeare — Le marchand de Venise — dans une Amérique contemporaine, entre Las Vegas et Venice. Les images de ce film, qui s'est construit essentiellement au tournage, sont celles d'une réalité perçue avec le texte de Shakespeare, qui pose très directement la question de l'incarnation, notamment à travers l'épisode de la livre de chair mise en gage par Antonio auprès de Shylock. Les nombreux zooms, les détails sur les parties des corps filmés témoignent de la manière qu'a Pierre Moignard de se tourner vers son sujet, et expriment d'une certaine façon la relation du peintre à son modèle. Holyland Experience donne à voir cette relation comme telle, dans cette scène qui revient plusieurs fois, où une jeune femme, qui figure Inger dans le récit de Johannes, marche sur une coursive en direction de la caméra. Une sensualité particulière se dégage de ce mouvement, cette sensualité qui parcourt tout Holyland Experience et qui est exacerbée dans Who Chooseth Me, film à la composition complexe - où les cadrages tendent à saisir les choses comme une abstraction - faite à partir de plusieurs états du corps qui toujours entrent en résonance avec le texte et les images qu'il éveille dans notre attention. Les films de Pierre Moignard s'inscrivent dans le sillon de Manet, qui pensait l'art comme écriture de la vie. C'est par elle que le film trouve un rythme et une pulsation qui lui est propre. C'est une attention au contemporain, qui seul est important, lieu unique d'une épiphanie possible qu'il appartient à l'art de restituer : les corps, entre sensualité et abandon, offerts à la caméra ou attrapés par elle, commecette Blanche Neige au visage embaumé qui semble, quand elle surgit dans le film, ouvrir en lui un autre régime de visibilité et de manifestation.
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Compte rendu du séminaire Cinéma / Parole du 22 mars 2015.