Un lourd rideau obstrue la cage de la scène. Emmanuelle Huynh choisit d’ancrer la danse entre ses plis, dans un mouvement suspendu, sans cesse recommencé, d’ouverture. Tôzai! (d’Est en Ouest) – l’amplitude est énorme, a vocation à embrasser le monde. Le cri ritualisé qui lance toute représentation de Bunraku affirme littéralement cette volonté. La chorégraphe s’est inspirée de certains éléments du théâtre traditionnel japonais. C’était aussi pour elle une autre manière de revisiter une question qui nourrissait déjà son premier travail en solo, Mùa, en 1995. Qu’y a-t-il avant le commencement des choses ? Qu’est ce qui fait que la danse peut commencer ? Emmanuelle Huynh se focalise sur ce moment de latence qui contient en puissance tous les possibles, endroit de l’impulsion première, point de non-retour qui marque la bascule entre les différents régimes de présence.
Le dispositif scénographique imaginé par Jocelyn Cottencin, avec sa consistance épaisse et opaque, matérialise cet état liminaire. La vocation générique, culturellement acquise du rideau de scène est ici accompagnée par une véritable dimension sculpturale, plastique. Ecarter du regard, occulter, protéger tout en offrant un support neutre, un fond pour les premières apparitions. La frontière devient ainsi palpable, la danse se situe en deçà, elle se définit avant tout en tant qu’adresse – adresse aux spectateurs, au plancher qui va accueillir chaque pas, au seuil même et à la mémoire des gestes sur le point de s’actualiser.
De par la scansion de l’espace qu’il opère, ce rideau feutré installe des rythmes imprévisibles, entre l’arrêt et le passage, le devant et le dedans, ce qui se donne à voir et le gouffre des visions possibles, il redéfinit les abimes d’un espace imaginaire. Et comme tout seuil, il est fait pour se déplacer. Des lambeaux s’en détachent, quelqu’un s’y enroule, en faisant danser de l’intérieur le motif du drapé, ses plis sont amples, prennent une consistance organique, abritent des corps encore indéfinis. Le plateau offre ses profondeurs au regard. Cette zone d’incertitude serait-elle pour autant praticable ? Volmir Cordeiro la circonscrit pour la première fois, vient très proche du public, pour s’éloigner ensuite avec des gestes lents et larges où la fluidité côtoie une extrême tension.
Le dernier pan du rideau git désormais au sol, travaillé par le motif de l’informe, le grouillement et la reptation. Le dévoilement est en train de s’accomplir. La danse gagne l’espace et se déploie dans des paysages hallucinés. Les bras s’ouvrent comme pour prendre des courants ascendants. Des figures fascinantes passent d’un corps à l’autre dans une chatoyante entropie. Isadora Duncan, Lisa Duncan et Georges Pomiès, Joséphine Baker, Garth Fagen, Impekoven, Hijikata, sa danseuse Achikawa Yuko, Tamasaburo Bando, parmi d’autres sources non exhaustives et évolutives, hantaient déjà ce double mouvement fait d’apparitions et de recouvrements dans lequel s’avance la pièce.
Katerina Andreou, Jérôme Andrieu, Bryan Campbell, Volmir Cordeiro, Madeleine Fournier – Emmanuelle Huynh s’entoure de remarquables danseurs. Ils ont déjà acquis le don de s’approprier, de réinventer, d’excaver et de réinvestir, de se laisser visiter par le matériau chorégraphique invoqué tout en saisissant le lieu de sa parfaite conjonction avec la singularité de leur présence. A travers les strates de mouvements qui semblent, au gré des corps qu’ils ont traversés, avoir oublié leur lointaine origine, on a le sentiment de les reconnaître. Ils sont prodigieux. Tôzai!
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Tôzai! d'Emmanuelle Huynh, pièce présentée les 7et 8 février 2015 à la ferme du Buisson, dans le cadre du week-end Danse.