La Ferme du Buisson accueille une belle exposition qui orchestre la rencontre entre Yvonne Rainer et des artistes de la jeune génération. The Yvonne Rainer Project est passionnant de part la manière dont il articule dans un mouvement rhizomatique différentes pratiques plastiques, filmiques ou performatives liées au corps et à l’image, à la fiction et à la présence.
En 1980, l’artiste américaine dessinait elle même une arborescence pour se positionner dans le contexte de son temps, marqué entre autres par les figures de John Cage et Merce Cunningham, La Monte Young, Robert Rauschenberg, Robert Morris, Richard Serra, Trisha Brown, Steve Paxton, Simone Forti, Yoko Ono, ou encore Andy Warhol et Michael Snow. Julie Pellegrin et Chantal Pontbriand imaginent une exposition qui, tout en restant attentive aux questionnements qui traversent les générations et les divers courants artistiques, s’affranchit des généalogies, cultive les résonances et les affinités sur des terrains inattendus, entretisse les voix, les expériences et les approches de manière protéiforme et jubilatoire.
Lives of Performers, premier long-métrage d’Yvonne Rainer, annonce d’entrée de jeu la couleur. Il ne s’agit pas seulement d’un point de bascule dans le parcours d’une artiste dont la production s’étend sur cinq décades, d’un endroit de friction entre la danse, la performance, les arts de la scène et le film, mais également d’une œuvre de première importance qui s’émancipe de la toute puissance transparente de la narration cinématographique, sape les conventions et les cadres, distend les temporalités et redéfinit le rythme, interroge les modalités d’adresse et de relation aux spectateurs, embrasse la complexité humaine, relationnelle, tout en essayant d’échapper aux écueils formalistes. Quelque chose de sa liberté irrévérencieuse, de son appétit pour l’expérimentation dans des zones de frottement, irrigue l’ensemble du projet.
En préambule, quelques espaces offrent des repères de la période Judson Church : planches contact qui documentent plusieurs chorégraphies et interventions dans l’espace urbain, notes et esquisses de travail, prises de position militantes et écrits autobiographies issus du fonds du Getty Research Institute de Los Angeles. Le parcours est étayé par certains ouvrages d’une bibliothèque idéale d’Yvonne Rainer, des affiches de ses autres longs métrages, ainsi que des moniteurs cathodiques qui passent en boucle les Five Easy Pieces, témoins d’une recherche de porosité entre la performance et le médium filmique.
Au cœur de l’exposition, l’installation d’Emilie Pitoiset, You will see the cat before you leave (2014) déploie différents plans et cadrages, joue des rideaux et voiles, invite à l’éclatement pur et simple d’un point de vue unique, démultiplie les entrées possibles dans une fiction latente qui s’apparente tout autant au cinéma qu’aux arts vivants. Les nappes hypnotiques du musicien Jessica93 ont activé, lors d’une performance donnée en novembre 2014, l’imaginaire de ces « objets de transfert » à mi-chemin entre la fétichisation et l’incarnation, lourds de la mémoire des gestes passés et exhalant la préfiguration des rituels à venir. Emilie Pitoiset propose un espace de transition, poreux, résolument entre, seul à même de rendre sensibles les envoutants errements chorégraphiés, du regard de la caméra de Babette Mangolte, chef de la photographie de Lives of Performers, en 1972.
Une vague dérive conjuguée à l’improbable suspension du dispositif de projection, confère son charme, à la fois trouble et rassurant, car apparenté à une ritournelle, à l’installation de Julien Crépieux. L’Opérateur mobilise différentes strates de mouvement : celui d’une danseuse qui filme le reflet de son évolution dans un studio tapi de miroirs, celui du mobile qui relie le projecteur à son écran, sensible aux circulations des visiteurs dans l’espace, celui enfin des motifs sans cesse recombinés dans les Vexations de Satie.
La danse encore se donne à voir, cette fois-ci desséchée, schématique, figée dans des diagrammes des pas sur les murs blancs d’une autre salle. L’invocation de la transe des rituels chamaniques sur lesquels Mai-Thu Perret s’est penchée en Corée, ne saurait animer cette marionnette de taille humaine à l’effigie de l’artiste qui git abandonnée au sol. Elle fait d’ailleurs partie d’une toute autre fiction, La Fée idéologique, qui entretient des liens surprenants avec l’esthétique d’Yvonne Rainer.
Plaques de verre transparentes ou opaques de par la densité même du matériau, escalier aux marches en bois ou corde suspendue aux énormes maillons, l’installation de Yael Davids attend son activation. L’artiste, par ailleurs en résidence cette année aux Laboratoires d’Aubervilliers, engage son corps dans A Variation on A Reading that Writes en tant que nœud sensible où la mémoire collective et le politique rencontrent des ressentis hautement subjectifs. Le geste est saisissant quand à la fin de sa performance en novembre dernier, Yael Davids passe l’éponge sur la plaque en verre qu’elle venait de couvrir de peinture blanche, avant de la remettre en place dans sa configuration initiale, et affranchit ainsi la trace du régime de la matérialité, la resituant au cœur d’un dispositif de partage.
Les murs resteront aussi blancs, immaculés, dans cette pièce vide hantée néanmoins par le souvenir réel, car vécu, ou fantasmé, reconstruit à partir d’une lapidaire évocation de ces performers convoqués par Carole Douillard pendant de longues heures le jour du vernissage. L’artiste prend comme point de départ une pratique sociale très répandue au Maghreb, le hittisme, qui signifie littéralement « tenir les murs », mais sa pièce s’affranchit très rapidement des circonstances géo-politiques, garde tout juste une vague tension sociale. Lieu de partage d’imaginaires, de circulation des regards et de brouillage des frontières où chacun devient à la fois spectateur et acteur, irrésistiblement empêtré dans une attente indéfinie, The Waiting Room fonctionne comme un point aveugle au sein de l’exposition, réservoir de latences, endroit d’intensification d’une foule de fictions possibles.
Il n’est pas anodin que l’entrée dans cette salle soit gardée par la lionne de Maria Loboda qui tourne le dos aux visiteurs. Her Artillery s’inspire d’une sculpture du palais de la Porte Dorée à Paris, subvertissant le symbole de l’ancien pouvoir colonial. Le système de signes est complètement brouillé, la machine sémantique s’enraille, tout comme dans les photos de la série Man of his Word (2014), véritables contradictions entre les gestes de paix et les mains gantées de cuir noir qui les accomplissent.
Derrière la caméra, voix qui endosse les différentes postures du « je » ou apparition furtive dans Lives of Performers, Yvonne Rainer est mise en scène par Pauline Boudry et Renate Lorenz dans Salomania (2009), une œuvre visuelle à multiples niveaux de lecture. Investiguant la marginalité et les normes sociales, posant la question de la construction du corps, des récits dominants et des phénomènes de contagion, cette pièce entame une archéologie de la performance queer – d’Alla Nazimova, vedette de la scène hollywoodienne des années 20, en passant par Yvonne Rainer et Valda Setterfield, jusqu’à Wu Tsang, performeuse trangenre qui apprend devant la caméra de Boudry & Lorenz la danse toxique de Seven Vails – et accomplit un geste de transmission puissant, qui, d’une certaine manière, boucle la boucle.
En synergie avec la programmation du Week-end danse d’Arcadi, accueilli comme chaque année par la Ferme du Buisson, la performance de Noé Soulier, Mouvement sur mouvement marquera la fin de cette exposition, le 8 février 2015.
Les longs métrages d’Yvonne Rainer, présentés lors d’une belle programmation au Jeu de Paume, peuvent également être visionnés sur Ubu Web.