Création évènement de cette première édition d’Oh ! Festival, Tschägg, signée par Lucie Eidenbenz, Luce Goutelle et Cosima Grand se situe sur les territoires mouvants où la tradition irrigue le monde contemporain. Engouement, peurs intimes et fantasmes collectifs s’ entretissent de manière organique sur le plateau.
Latences et débordement
Elles sont déjà là, sur le plateau, plongé dans l’obscurité, alors que le public s’installe. Des sons de cloches résonnent de manière éparse, appels des grands espaces ouverts des hauts alpages. Trois êtres indéterminés se tiennent à la lisière du visible, volumes opaques et mystérieux sous de lourdes peaux de bêtes, au poil long et doux, crépu ou encore rêche et dru. Les visages se refusent aux spectateurs. Les regards resteront obstinément tournés vers un ailleurs qui s’affranchit de la simple localisation géographique — au creux des Alpes Valaisannes, dans la haute vallée où les trois protagonistes ont rencontré les porteurs des masques Tschäggättä — pour faire signe vers un espace intérieur, lieu de latence et de débordement.
Le geste artistique est à la fois simple et extrêmement puissant, qui pose les prémisses d’un régime de présence en deçà de la subjectivation, et fait l’économie des mécanismes de séduction souvent à l’œuvre dans les créations contemporaines. Le processus est enclenché de manière beaucoup plus fascinante et impérieuse : ces trois points aveugles réveillent des émotions troubles, enfouies, attisent nos fantasmes, nous plongent sous les masques, dans cet espace entre, lieu de frottement souvent inconfortable, de chaleur et d’étouffement, qui exacerbe les sensations physiques et favorise l’oubli de soi. De légers mouvements semblent secouer les peaux. La matière sonore se déploie désormais par couches épaisses et envoutantes, un glissement se produit subrepticement, les voix des cloches trament des harmonies à la fois abstraites et viscérales. Les yeux s’habituent graduellement à la lumière basse, sensible, aux contrastes manifestes : des chevelures soyeuses se déversent sur les poils de bêtes, des chevilles fines et des pieds menus sortent des peaux brutes. Tout fait signe vers cet espace flottant, entre le corps et la parure, lieu d’intensification d’où commencent à monter des frémissements obstinés. Piétinements bas et épais, tremblements constants et énergiques, houle contenue au bord de la transe, chaque protagoniste s’empare à sa manière du rythme désormais pressant et approfondit son implacable travail, son devenir autre, son mouvement vers le cœur de l’étrangeté en soi. Rituels lointains, exotisme incongru de cet allogène de l’intérieur, questions socio-politiques et fascination liées à la survivance de cette pratique ancestrale constituent le terreau dense de cette création, prennent consistance sur le plateau, chargent d’une tension sourde l’atmosphère. Tschägg opère une radicale réduction d’un paysage halluciné à son entrelacs des pulsations sensibles.
Dans le foyer des objets forts, des apparitions fantasmatiques
D’incontournables lignes de force semblent converger dans une région du plateau marquée par la présence des éléments constituant l’attirail des Tschäggättä. Ainsi ce bâton fourchu, ou encore cette lourde cloche qui ceint la taille. C’est dans ce foyer que les peaux de bête tombent, pour qu’une danse toute en glissements et métamorphoses devienne possible. Il y va de quelque chose de terriblement organique, de viscéral, d’insensé, quelque chose de l’ordre de la détente musculaire, comme une reptation lente et pulpeuse, une respiration profonde qui amène à chaque ressac son lot de figures troubles, poreuses, à la fois spectrales et obsédantes, qui activent un bestiaire envoutant, avant de se dissoudre dans la chaine ininterrompue des mutations. Les coordonnées spatiales s’annulent réciproquement, l’horizontale et la verticale versent dans un ample remous qui pourrait aussi bien nous jeter au fond d’une cave du Lötschental où reposent des masques, que dans l’antre de la bête.
L’irruption de la parole, résolument subjective
L’un des enjeux essentiels de cette création était d’engager un véritable dialogue avec ceux qui chaque année, quand l’hiver bat son plein, le temps du Carnaval, revêtent les peaux des Tschäggättä, de faire résonner sur scène les engagements intimes de ces personnes, parfois encore jeunes, pour lesquelles le cycle de saisons est marqué par des activités liées à cette tradition – confection des masques, chasse dans les montagnes, préparation des peaux – qu’ils mènent de biais avec un train de vie beaucoup plus anodin. Ce sont ces antagonismes vécus et assumés au quotidien qui ont intéressé Lucie Eidenbenz, Luce Goutelle et Cosima Grand, les créatrices du projet. Aussi cette irrépressible nécessité de fabriquer de l’étranger au sein d’un environnement apparemment aseptisé et contraignant, qui n’est pas sans rappeler d’une certaine manière la propension des pratiques performatives à remettre en question les codes de l’art contemporain. La recherche de terrain a été ardue et semée d’embuches, prenant par moments les tournures d’une initiation. « Toute une danse pour se comprendre » dira la chorégraphe.
La rencontre s’est finalement cristallisée autour d’un désir de danse. Ce sont deux adolescentes du Lötschental, Tanja et Romaine, qui montent sur le plateau. Elles y amènent à la fois du hip-hop et les Tschäggättä dans une surprenante conjonction où le phrasé saccadé, quelque peu lisse et conventionnel, prend une toute autre dimension sous les peaux de bêtes qui remuent cette fois ci sur des rythmes turbo. Les voix de ces jeunes filles se mélangent aux récits des trois performeuses qui reviennent, dans des moments d’adresse saisissants, sur leurs motivations intimes et sur tout le chemin parcouru depuis le début de cette création. Il y va d’un déplacement intérieur, déstabilisation et trouble se retrouvent dans le régime d’écoute qu’instaure ce moment de partage. Des bribes d’histoires sont susurrées au creux de l’oreille ou jetées en pâturage jusqu’en haut de gradins, dans une séquence résolument polyphonique qui prend des allures de Carnaval.
La danse sauvage
L’explosion d’énergie était attendue d’entrée de jeu. Tschägg frôle dès le départ le débordement, le prépare patiemment par cette montée lente et tenue qui va au plus près d’états de conscience modifiés. Les trois protagonistes y mettent fin un instant avant le point de non-retour. Avec un admirable sens de la dramaturgie interne, elles laissent la tension s’accumuler, l’attisent à travers les récits intimes, avant que la danse sauvage n’arrive, fulgurante. Cosima Grand s’en empare dans un mélange détonant d’impulsions brutes et de sensualité. Dans des gestes larges et déliés, elle embrasse et embrase l’espace, les poings serrés martèlent le sol, la respiration brulante, gutturale résonne encore longtemps sur le plateau, une fois la tempête éloignée. Des bribes de témoignages viennent éclairer cette atmosphère encore hautement électrique, évoquent cette chaleur intense, les frissons, les émotions non dépensées, le contrôle social, cet espace intérieur enfin, derrière les masques et sous les peaux.
Sous la direction artistique de Lucie Eidenbenz, Tschägg procède par allers retours incessants. Dans un dernier mouvement d’insatiable contagion de l’imaginaire, les masques s’avancent doucement vers le public. Le trouble de leur apparition agit d’autant plus subtilement que les performeuses qui les portent gardent avec obstination certaines attaches avec le quotidien le plus prosaïque. Vaguement étouffée derrière les masques, la subjectivité se laisse encore et toujours entendre dans un dialogue qui oscille avec bonheur entre la métaphysique et le dérisoire.