La richesse et la force bouleversante de la proposition performative de Malena Beer se situent effectivement In Between (1), vaste entrelacs d’une expérience intérieure, sensorielle, intime, d’une expérience esthétique, fruit d’une danse ample et secrète, qui se déploie tout autant dans l’espace environnant que dans l’imaginaire corporel, de l’expérience enfin difficile à nommer d’un être ensemble, augmenté par la confiance, la douceur du contact, l’ouverture et l’infinie attention à l’autre.
Multitudes, résonances, espace-temps entre
A l’heure dite, la salle 37 ouvre ses portes, dans cet après-midi de janvier, dernier jour de l’exposition Inside. L’ancienne salle de cinéma du Palais de Tokyo garde intacte son charme désuet. L’écran restera aveugle, les murs n’accueilleront aucune projection, l’espace tout en rondeur est néanmoins chargé. C’est dans cet endroit de latences que Malena Beer situe sa performance In Between. La pente douce du sol nous intime déjà à glisser subrepticement vers les territoires mouvants d’une expérience autre. L’artiste et ses collaborateurs s’évertuent à installer un état d’une rare intensité, puissant mélange de concentration, de présence à soi et de porosité aux choses. Les idées de multitude et d’espace-temps entre sont posées d’entrée de jeu. Les ressentis, vécus ou fantasmés, de toute une série de performances Un-visible#2, pour un visiteur à la fois, sont convoqués sous la rotonde de la salle 37 encore plongée dans une lumière diffuse. Corps/sons/espaces absents et corps/sons/espaces présents entrent en résonance.
Nous sommes à la lisière : fermez les yeux !
Perdre pied, emporté par les vagues de son
Le son monte de toutes parts, presque trop naturaliste au début, pris sur le vif, faisant fi des aléas du documentaire. Souffle et échos lui confèrent cette texture particulière qui appelle une sensation troublante d’espaces grand-ouverts, avec leur lot de présences indifférentes, éparses, anodines. Cette plongée dans le brouhaha quotidien s’accompagne d’un vague sentiment d’égarement, ne laisse pas beaucoup de points d’accroche. Le mouvement de glissement vers l’intériorité est déjà enclenché, irrésistible. Daniele Segre Amar imagine un son qui épouse encore les contours du réel pour mieux s’y détacher par endroits, à partir de détails inattendus. Je suis en train de perdre pied, de me laisser entrainer dans des boucles légères, minimales et pourtant sagaces.
Toucher – l’empreinte
Le premier toucher arrive : une main se pose sur mon front. Tout le corps se concentre pour en retenir le souvenir, qui a quelque chose de l’ordre de l’empreinte. A la fois diffuse et persistante, l’impression de ce premier contact active les sens. Le deuxième toucher se situe au niveau de mes chevilles, dans une manière presqu’énergétique de fixer le corps, pour lui permettre de se recentrer et d’investir pleinement ses sensations.
La relation ne se pose plus seulement en termes de participant et performer, mais s’ouvre à la conscience de la présence des autres. Je découvre bientôt un nouveau type de contact : ma main avance sur une épaule, descend le long d’un bras, avant de réaliser, du fait d’une certaine raideur expectative, qu’elle parcourt un autre visiteur. Le toucher s’immobilise. La curiosité et l’écoute intérieure, le souffle presqu’entrecoupé, entrainent un léger fourmillement dans la partie du corps en contact, avant que les barrières ne commencent à se lever.
La première image – une constellation de corps
Je suis adossée au mur ovale quand on nous intime d’ouvrir les yeux. Cette première image s’imprime lentement dans mon imaginaire avant de s’imposer avec l’intensité d’un acte de ravissement. Je découvre une constellation de corps au centre de l’espace, des bras qui touchent d’autres bras, des chaines organiques au sein desquelles des visiteurs sont tout aussi émerveillés de se découvrir. Autour de moi, tout près, collées aussi au mur, je distingue enfin deux autres grappes de corps.
Un bouleversement total de perspective est en train de s’opérer grâce à cette première image : la monade que je constitue, ancrée dans mon intériorité, gravite, se positionne, participe à mon insu à des configurations complexes, dont je commence à en avoir la conscience. La présence physique des autres cesse de se poser en termes de masses aveugles et opaques. Je redouble de concentration, d’attention, ainsi que de curiosité. Le désir de faire partie d’une de ces chaines de corps me gagne.
Un vaste entrelacement de matières corporelles disparates et de divers régimes performatifs
Le son commence à agir directement dans la chair. Je surprends des réactions physiques, tel ce reflexe de rétraction, le besoin irrépressible de réduire la surface de contact que j’offre à l’extérieur quand cette pluie intempestive s’empare de l’environnement sonore. Je n’en éprouve pas les gouttes, mais je ressens distinctement le rythme de leur chute.
La deuxième image m’arrive baignée dans une lumière rasante, intense, au bord de l’aveuglement. Une performeuse évolue comme en apesanteur, point de focus, articulation lente et précise des tensions suspendues dans l’espace, qu’elle fait résonner au plus profond des corps.
La danse
Cette image s’accompagne du sentiment très puissant et précis de la possible dissolution du temps dans cette sourde palpitation organique, ainsi que de l’intuition soudaine d’une énorme complexité des choses, d’un vaste entrelacement de matières corporelles disparates, et de différents régimes performatifs. Il y va à la fois d’une expérience sensorielle d’une rare intensité et d’une pièce chorégraphique inouïe, dont la danse subtile prend forme entre nos corps en alerte, soutenue par la surexcitation de nos sens. Une danse ample et secrète, qui s’affranchit du regard et s’adresse davantage à l’ouïe, à la proprioception, au toucher, une danse qui nous arrive seulement par bribes, qui nous échappe, qui nous enveloppe, qui vient irriguer notre expérience sensorielle. Sentir à même la peau et dans les muscles cette danse qui fait déborder l’espace, qui se glisse dans les interstices, qui joue avec la lumière. Se livrer à quelque chose qu’on imagine rhizomatique, poreux, indéfini, expérimenter une autre façon d’être ensemble, dans le contact, dans la douceur et l’écoute.
La puissance d’exister
Malena Beer active, met en partage, rend manifeste, à travers In Between, une certaine puissance d’exister que Spinoza, en son temps, formalisait par le concept de conatus, stratégie dynamique qui consiste dans l’effort, la propension de tout étant à persévérer dans son être (2). La salle 37 du Palais de Tokyo accueille le déploiement d’un corps multiple, augmenté, pris dans un mouvement inexorable de devenir.
Le rythme
Comme dans toute danse, la question du rythme est essentielle. L’artiste et ses collaborateurs bâtissent des paliers et aménagent des ruptures de niveau. S’installer dans une posture, soit elle la plus détendue, la plus relâchée possible, se laisser gagner par le son, aimanter, traverser par les échos lointains ou étonnement proches qu’il charrie, atteindre enfin des paliers où le sentiment s’impose que plus rien n’est en train d’arriver. Le non-évènement stimule davantage les sens déjà aux aguets, enclenche, excite, exacerbe l’imaginaire, prépare ce pas au-delà, dans le voyage où nous entraine la pièce. Et puis le contact arrive, entrainant un nouveau déplacement, un chamboulement toujours plus profond des repères.
Je me fais porter sur le dos d’un performer. J’éprouve des sensations d’une grande intensité : perdre le contact avec le sol, le seul élément qui permettait encore de s’accrocher aux propriétés de l’espace, le remplacer par un contact plus large avec un autre corps, se sentir flotter, dédouanée de son poids, tout en expérimentant la gravité à travers ce corps de l’autre, sentir son centre se connecter différemment, mais de manière très puissante avec l’espace. La complexité du ressenti me submerge. Je me blottis enfin lentement sur le sol.
C’est dans le creux de l’attente que viennent se décanter et s’installer dans les chairs les sensations induites par chaque nouveau contact. Ces moments de ressac sont les plus à mêmes de déceler et de savourer, de gouter à la latence, éprouver, comprendre à travers le corps que l’on fait partie d’un ensemble organique, que l’on s’articule irrépressiblement aux autres.
Plongées et plateaux – le battement
In Between orchestre une respiration très subtile, un battement, une oscillation constante, une sorte de méta-mouvement finement modulé entre des plongées dans l’expérience subjective, intérieure, augmentée par la matière sonore et kinesthésique, accompagnée et canalisée par le guidage dansé, mais aussi des plages, des hauts plateaux, des intervalles à propension systémique, ces hallucinantes constellations organiques, vastes configurations intersubjectives dont la force d’attraction s’impose avec une tranquille insistance, en lente révolution.
Des mots remontent à la surface, dans le magma de ressentis. Des voix les cristallisent. Des bribes de témoignages – «comme si on se connaissait depuis toujours » – se bousculent, chuchotements troublants portés au creux de l’oreille. La matière sonore devient le vecteur d’une bouleversante façon de vivre une multitude de corps et d’expériences, pose les contours mouvants d’un être pluriel qui navigue entre des éclats de pure subjectivité et des blocs de souvenirs anonymes.
Le son devient musique, qui se déploie par nappes et vagues hypnotiques.
Quand la performance touche à sa fin, j’ai l’impression d’avoir été amenée aux bords de l’espace, alors qu’en ouvrant les yeux je me découvre tout près du centre. J’éprouve une fois de plus la puissance d’une danse qui prodigue ce mouvement terriblement jouissif d’expansion et de débordement de l’être, cette puissance d’exister démultipliée, partagée dans un corps collectif qui investit et s’approprie l’espace.
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(1) Performance présentée le 10 janvier, dans le cadre de l'exposition Inside, au Palais de Tokyo.
(2) Je remercie Agnès Violeau d’avoir attiré mon attention sur ces résonances spinoziennes.