Le film s'ouvre sur des images d'archives, pour la plupart empruntées à un cinéma de genre — péplum et anticipation notamment — mettant en scène, pour notre imaginaire, tant de désastres et de fins du monde possibles. Les murs de l'Acropole ont plusieurs fois tremblé au cinéma, et tout laisse à penser qu'ils pourraient bien s'effondrer aujourd'hui. Daphné Hérétakis, qui prend la question de front — et le film montrera qu'elle le fait sans détour aucun — pose, par ce geste de remploi, à la fois simple et nécessaire, le lieu et le milieu dans lesquels vont se déployer ses Archipels, granites dénudés : le cinéma, dessinant ses frontières sur un territoire ravagé par la crise, et dont il doit à sa manière rendre compte.
Le film de Daphné Hérétakis se tient évidemment très loin de ces images fantasques dans lesquelles il trouve son impulsion initiale. Dans le sillon ouvert par Ici, rien, il précise une langue cinématographiques dont ce premier film avait déjà trouvé et éprouvé la singularité. Cette langue cherche son vocabulaire dans un cinéma de pauvreté, ce qu'est devenue aujourd'hui la pratique du 16mm, qui le fait correspondre, avec une pertinence particulièrement saisissante, à son sujet, qui est d'interroger, dans une Grèce dévastée par la crise économique, le nationalisme et une misère qui semble devenir structurelle, ce qu'il reste de possibilités d'exister, en s'aventurant du côté de l'intime. La question amoureuse, à jamais vitale, est peut-être le dernier rempart contre l'oubli de soi et la torpeur où les puissances économiques et politiques veulent sans doute nous tenir pour exercer leur règne.
Archipels, granites dénudés mêle des séquences où, caméra à l'épaule, Daphné Hérétakis interroge, au hasard des rencontres, jeunes et moins jeunes sur l'espoir, s'il existe, qui leur donne encore du souffle, à d'autres où elle filme son environnement immédiat : les murs de la ville, la nuit, des amis réunis à la terrasse d'un café. Sur ces instants de grande attention au réel, où se croisent le proche et le lointain, elle donne à entendre, en off, les notes écrites dans le journal intime d'une jeune fille qui dit son désarroi et ses inquiétudes dans une Athènes où toute perspective future semble interdite. Ce récit au statut indécidable et à la forte puissance d'évocation met en relief ce qu'il peut y avoir de stratégie de survie dans des paroles traversées par un optimisme et une attente, incompréhensible, mais simple et belle, de lendemains qui chantent.
La variété de formes dont procède Archipels, granites dénudés est une manière de libérer le regard et de le rendre disponible à ce qui s'avance vers lui. Il faut cette liberté pour poser réellement les yeux sur les ruines ou les traces d'une grandeur passée, et sonder ce qui palpite encore et continue de nous parler en elles. C'est également parce qu'il est tendu entre plusieurs possibilités plastiques — documentaire, anticipation, found footage et fiction — que le film peut dire formellement un délitement dont il est le témoin, et sur le fond duquel se dessinent les visages d'une jeunesse abandonnée. L'enjeu du film et son urgence sensible sont alors de capter ces visages avant qu'ils ne se figent dans les vestiges de leur propre présence et de redonner à leurs corps un temps et un espace où leurs gestes et déhanchés pourront résister à un ordre du monde qui voudrait les voir éteints. Quelque chose bouge sous les ruines, une présence qu'il appartient au cinéma de soutenir, ce qu'il commence à faire dès qu'il nous la fait entrevoir.