Live of Performers à la Ferme du Buisson

Yael Davids / A variation on a Reading that Writes

Les visiteurs se pressent dans cet espace où la performance de Yael Davids est sur le point de commencer. Les éléments de l’installation A variation on a Reading that Writes sont disposés de manière à exclure toute frontalité directe : ici une échelle, là une corde épaisse suspendue au plafond, des panneaux de verre contre un mur, des parois en tissu noir – autant d’accessoires scéniques qui créent un environnement minimaliste.

Le travail de Yael Davids est habité par la question de la présence et son inscription dans le temps et dans la mémoire des objets. « Je suis une performance. Je suis un moment. Je suis un corps qui documente et enregistre » dira d’entrée de jeu l’artiste. Deux voix se répondent en échos, se traduisent, se superposent parfois dans un murmure polyphonique dont les mots filtrent indistinctement en anglais ou français, dont on retient surtout le grain, le timbre, les intonations singulières. La question de la voix parcourt de fond en comble l’œuvre de l’artiste israélienne – son rapport au corps, au régime du visible, à l’espace de partage, son pouvoir d’évocation, sa capacité enfin à véhiculer réflexions et pensées intimes, pans entiers de mémoire où l’individuel rencontre le collectif. C’est peut-être ce dernier aspect qui résonne d’emblée avec le travail d’Yvonne Rainer, surtout à ce moment charnière de son parcours que les deux commissaires d’exposition ont choisi d’épingler à travers ce projet curatorial, où elle découvre son intérêt pour le langage et assume pleinement le cinéma comme mode d’expression, en s’éloignant de la chorégraphie.

Les différents éléments de l’installation sont activés à tour de rôle. Yael Davids va tout d’abord circonscrire l’espace en se glissant au sol. L’horizontalité, la verticalité, le passage entre, la suspension, le poids, l’équilibre instable une fois les yeux fermés, sont autant de lignes de fuite dont cette performance explore les incidences sur la parole qu’on y fait entendre. Trisha Brown, Carl Andre ou encore Richard Serra sont convoqués dans les entrelacs d’une partition qui conjure l’histoire politique conflictuelle d’une nation en devenir et la mémoire subjective. Il est d’autant plus troublant d’apprendre que chaque mot, chaque geste en reprend fidèlement un autre, performé ailleurs, dans une configuration semblable et pourtant autre. « I am a repetition » déclarait l’artiste dans le script d’une performance antérieure, Learning to Imitate in Absentia II, 2011. Yael Davids s’empare de la tension entre l’immédiateté, la contingence de l’acte performatif et sa mémoire inscrite dans le corps, pour explorer les potentialités de la documentation, de la saturation, de l’effacement impossible. Le tissu dont la trame est rendue apparente par un geste obsessionnel, le verre avec sa transparence lisse et fragile, mais aussi son épaisseur et sa résistance inouïe – dans le cas de l’échantillon pare-balle, produit par une entreprise du Kibboutz Tzuba, ville natale de l’artiste – offrent une consistance saisissante, matérialisent d’une certaine manière ces problématiques. Les plaques de verre sont recouvertes de peinture, une strate blanche, suivie d’un deuxième passage au noir.

A la fin de la performance, la matière dégouline toujours, avant que Yael Davids et ses deux complices ne la nettoient soigneusement. Chaque élément est remis en place à l’identique, délesté de toute trace des actions dont il a été support. La mémoire des gestes performatifs se situe ailleurs, semble nous dire l’artiste.

 

Emilie Pitoiset / You will see the cat before you leave

Ce sont, au contraire, des objets chargés que dissémine Emilie Pitoiset dans son installation You will see the cat before you leave, 2014, au cœur du centre d’art La Ferme du Buisson. La peinture fossilise des lanières de toile ou scelle à jamais le secret d’un livre replié sur lui-même. L’enduit rigidifie, dans un geste trop bavard, ce gant en cuir et surprend la trace d’une main qui semblait s’y lover un instant auparavant. Le flottement vaporeux de ces tissus est depuis longtemps figé par l’imprégnation lente, coriace, d’une couleur qui décline les nuances de l’oubli. Une nuée d’histoires persistent dans les plis amples, saturent l’atmosphère de leurs exhalations inavouables.

L’artiste assume pleinement la frontalité de l’espace pour mieux la déjouer – diffracter cette perspective cinématographique dans une prolifération labyrinthique de cadres qui recèlent autant de fictions possibles. Scènes, cérémonies, actions silencieuses scandent le travail d’Emilie Pitoiset. On pense à la sublime exposition imaginée avec la complicité de Jean-Max Colard et Catherine Robbe-Grillet au centre d’art contemporain Les Eglises à Chelles en 2012, Vous arrivez trop tard. Cérémonie. Le constat abrupt de jadis fait place à une promesse, You will see the cat before you leave. A moins qu’il ne s’agisse d’un leurre ? Décliné au futur, le titre de cette nouvelle installation laisse néanmoins planer le doute. La conviction duchampienne que devant une œuvre d’art on a toujours le sentiment d’arriver trop tard est plus présente que jamais et la performance sonore de Jessica 93 ne saura la dissiper.

Le chat dont il était question lors de cette autre performance au Musée de la Chasse – A cat is a cat, 2014 ? Le chat de la FIAC, quelques mois plus tard ? L’artiste aime brouiller les pistes. Elle revient peut être inlassablement sur une même histoire, inépuisable. La caméra de Babette Mangolte dans Lives of Performers, le premier long-métrage d’Yvonne Rainer, décrit des mouvements lents, divague nonchalamment dans l’espace entre deux protagonistes, s’attarde sur des murs blancs dans des respirations au premier abord déconcertantes, découpe des détails magnifiés. Une logique proche, cette même latence semble habiter l’installation d’Emilie Pitoiset. Les objets deviennent fétiches, germes et intensificateurs d’une fiction qui se tient à la lisière de l’incarnation.

Les boucles hypnotiques de Jessica 93 résonnent dans l’espace. Le musicien pose d’abord une ligne de basse, installe non pas un rythme, mais une lente propagation, ouatée, irrésistible. Ses ressacs nous attirent au creux d’une réalité sensible qui se délite progressivement. Une guitare vient ajouter de surprenants reliefs aux nappes sonores, alors qu’Emilie Pitoiset égraine des mots à la puissance incantatoire : amour, rêve, cinéma, fantôme, secret… L’artiste refuse son regard au public, présence flottante, propice aux apparitions furtives. L’une de ces apparitions va s’attarder, matérialisée au terme d’un long moment d’incertitude, sous l’emprise d’une chevelure rousse incongrue qui couvre le visage et entrave la respiration. Les palpitations de cet être fantasmatique aimantent l’attention des spectateurs. C’est dans ce moment de parfaite suspension que le fameux chat aurait traversé l’installation à l’insu de l’assistance fascinée. L’incertitude persiste longtemps après la dissipation de cette ritournelle électrisante.

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Performances jouées le 29 novembre à la Ferme du Buisson



Publié le 04/12/2014