Après des expositions monographiques au MoMA à New York, dans le cadre de Project Series (2013), à la Tate Modern à Londres, dans le cadre de Performance Room (2013) ou encore au Mori Art Museum à Tokyo (2009), le travail de Meiro Koizumi est enfin visible à Paris, exposé à la Fondation Kadist. Les traumas de la guerre, les tabous, la mémoire collective, ses non-dits et ses points aveugles, la résurgence des mythes nationalistes, sont autant de sujets ardus que l’artiste japonais aborde à travers la vidéo, la performance et le dessin. Theory on the Desk s’inscrit dans la continuité de ces réflexions, présentant des nouvelles œuvres réalisées lors de sa résidence à la fondation.
Le titre de l’exposition évoque directement le syntagme « armchair theory » et ces savantes constructions intellectuelles élaborées sans une véritable expérience pratique des situations abordées. Meiro Koizumi part du contexte actuel au Japon, où les derniers survivants de la deuxième guerre mondiale disparaissent progressivement et où le débat public et la vie politique sont désormais dominés par des gens qui n’en ont pas connu l’horreur. Le témoignage devient ainsi la figure charnière d’un projet qui multiplie les allers-retours entre la réalité, les fantasmes et l’histoire. L’artiste décline cette figure dans les espaces de la fondation Kadist, à travers deux installations qui activent différentes ressources formelles et registres de représentation de la vidéo. The Confessions restitue d’une manière complètement inédite les paroles d’un ancien membre de la Légion étrangère. Si les sous-titres racontent une histoire fluide qui n’a rien à envier aux scénarios de films d’actions, l’image porte les stigmates d’un montage cut débridé qui sélectionne parfois un à un les mots de l’ancien légionnaire pour recomposer cette narration héroïque. Le véritable témoignage est accessible dans sa retranscription intégrale sur un pupitre installé devant l’écran où la vidéo tourne en boucle. Meiro Koizumi met en abime l’écart, ainsi que les multiples va-et-vient entre la réalité et la fiction. Le pluriel du titre fait référence aux différentes strates de significations que véhicule cette pièce : confession d’un jeune homme qui exprime sa déception et sa frustration, confession d’une société qui n’est pas prête à traiter les symptômes d’une certaine fascination guerrière au sein de la jeunesse, confession enfin de l’artiste qui expose ouvertement la manière qu’il a de s’emparer des moyens de la vidéo, de la détourner de sa vocation documentaire et de la faire basculer du côté de la construction polysémique pour rendre compte de la complexité du réel.
D’une certaine manière, à l’autre bout du spectre des pratiques de l’image en mouvement, l’œuvre Trapped Words fait preuve d’une grande élégance formelle. Une seule prise, une extrême économie des interventions sur la matière visuelle. L’artiste explore ainsi les capacités de la vidéo à évoquer une expérience limite, l’horreur et tout ce qu’elle a d’irreprésentable. Le visage de cet vieil homme aux yeux fermés, rescapé des bombardements à la fin de guerre, fait paysage, devient la surface de projection de sa vision intérieure, accueille des images indicibles enfouies dans les tréfonds de sa mémoire. Les mots sont impuissants — des onomatopées, des exclamations terrifiées, des plaintes. Leur immédiateté viscérale sature l’espace obscur et confiné, rend l’air irrespirable comme il a du l’être dans ce refuge anti-aérien où tant de personnes ont trouvé la mort. Meiro Koizumi conçoit son installation immersive comme une chambre noire, seul dispositif à même de faire apparaitre ces images frappées du sceau de l’impossibilité. Le témoignage acquiert toute sa force au terme d’une expérience sensible à laquelle est convié le visiteur.
La réalité est néanmoins diffuse, fuyante, difficilement saisissable, toujours encline à succomber à la tentation du virtuel, de la construction, de la fiction technologique. L’installation Fullmetal semble éprouver la matérialité même de l’espace de la galerie, dans sa tentative délibérément vouée à l’échec de traverser les murs. Histoire collective et histoire individuelle s’entrechoquent de manière palpable dans la sculpture Sleeping Boy. Exécuté en plasticine, le moulage démembré d’un corps de petit enfant rassemble dans un nœud toujours reconfiguré les tensions qui nourrissent le projet.
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Meiro Koizumi, Theory on the Desk, du 22 octobre 2014 au 11 janvier 2015