Marco Berrettini / iFeel2

Une lumière à tour de rôles argentée, verdâtre ou bleuté accentue la suspension irréelle de cette forêt primaire qui prolifère par grappes dans les hauteurs.

Un homme tient la scène, déjà en train de danser, lentement, obsessivement, comme dans un rêve éveillé. Une femme le rejoint et leur ritournelle peut enfin commencer. Il n’est plus si jeune. Sans connaître le chorégraphe, on ne saurait deviner l’ancien champion de disco. Il faut dire que depuis ses 14 ans, il est passé par de prestigieuses écoles de danse contemporaine, a été interprète pour Pina Bausch, a créé déjà une quinzaine de pièces. Elle est encore jeune et la différence d’âge fonctionne à merveille, appelle la fiction, l’affine, la module, la trouble. Déjouant toute lecture psychologisante, les projections glissent sur ces torses nus. Aucun geste trop marqué ne les retient. Des images montent à l’esprit et s’en vont ensuite, emportées par les vagues qui viennent déposer sur le plateau d’autres résidus fictionnels. Aucune intention appuyée ne les accroche. Un souffle indéterminé, hypnotique épuise la sensualité, le désir, la fatigue même, jusqu’à atteindre une joie détachée de toutes contingences, presque mystique.

La partition est d’une grande simplicité, proche finalement du post-minimalisme américain. Un pas en 6 temps et une seule contrainte : garder ses yeux plantés dans les yeux de l’autre, très longtemps, ne pas se toucher. Le rythme n’est pas pour autant aisé à épouser. Pour cette création, Marco Berrettini a choisi de travailler à partir de la musique. Samuel Pajand a écrit des morceaux qui gardent de la pop une mesure à 4 temps. Ce léger décalage nécessite des ajustements perpétuels et une concentration sans faille. Les danseurs ne peuvent aucunement s’abandonner aux impulsions de la matière sonore. Ils suivent obstinément leur mantra, tout en saisissant pleinement ces moments d’intensification où les deux rythmes se rencontrent, les accords se ressourcent, aimantent le regard et chassent la fatigue. Musique et danse constituent des paysages qui se superposent jusqu’à se confondre, pour mieux s’éloigner par la suite, animent une machine désirante sans cesse alimentée par l’existence même de cet espace vibratile, chargé, entre

La configuration scénique pourrait être perçue dans un premier temps en termes de dualité, mise en branle par le mystère intarissable de l’altérité. Très vite, le mouvement lancinant – parfois tout en ondoiements saccadés qui montent le long des jambes, font vriller les hanches, avant d’aimanter le bout des doigts, parfois réduit à un tressaillement vague et néanmoins obstiné, ressac lointain où seul le regard danse – remplit et fait vibrer l’espace. L’énergie s’accumule et déborde, la contagion s’étend de buisson en buisson, dans un frisson partagé. Des orteils percent le feuillage, premier épiphénomène d’une apparition incongrue, surprenante, teintée d’humour, contrepoint nécessaire, qui invite au décalage, qui déplace et recentre, ancre la fiction sur un territoire résolument indéterminé, absurde, hors d’atteinte de toute interprétation unilatérale.

Espace entre, saturé, dense – désir – traversée. Cette triangulation se décline à différents niveaux : traversée de pulsions qui tend vers l’épure, traversée physique qui part de l’inframince (l’effleurement, le presque toucher) pour se dilater jusqu’aux dimensions du plateau et plus loin encore, emportée par un souffle mystique, happé par le tourbillon de la transe.

La lumière baisse, l’obscurité devient opaque, pourtant ils continuent à danser dans notre imaginaire, leur mouvement s’est imprimé, épaissit l’espace poreux, aimante le regard, creuse le sillon de mille fictions possibles. 


| Artiste(s) : Marco Berrettini

Publié le 28/11/2014