J’ai mis neuf ans à ne pas terminer de Frédéric Danos est une proposition de cinéma pour le moins singulière. Le réalisateur est présent à son film, physiquement, à chaque occasion de sa projection, pour rendre compte de ce qui anime son projet, contrarié par la vie elle-même, ce principe fondamental d’inaboutissement. J’ai mis neuf ans à ne pas terminer est un entrelacs de formes et figures, où dialoguent et se trament plusieurs possibilités cinématographiques, livrées comme un matériau brut. Le montage du film est pour partie déplacé dans l’espace de la salle elle-même, réalisé in situ par Frédéric Danos, qui, quand la configuration technique de la projection le permet, lance la lecture de courtes séquences alignées sur un logiciel de montage, la cohérence de l’ensemble étant portée et révélée par la voix du réalisateur. Le film est per-formé : il trouve sa forme véritable par le travail d’une présence qui lui est extérieure, une incarnation, qui est à la fois dans le film et hors de lui, et qui veut regarder le cinéma en face. En effet, la part de jeu et d’ironie que Frédéric Danos met dans cette entreprise, qui se déploie dans les échanges et va et vient entre les séquences filmées et ce que leur auteur peut en dire, semble mettre en scène une désinvolture, mais elle trahit en même temps une question très sérieuse, que les formations reçues par les cinéastes occultent le plus souvent, qui est de savoir jusqu’où le cinéma peut aller, sur quels territoires il peut se risquer, quitte à ne découvrir que sa propre impossibilité, selon un mouvement qui pourra laisser saillir, dans une inter-image absolument vivante, une nécessité qui, ici, ne peut advenir qu’à se tenir à la fois en-deçà et au-delà de la forme du film : une performance.
Cette dimension vivante et singulière du projet permet à Frédéric Danos d’embrasser un spectre cinématographique particulièrement large, mais qui est tout entier sous tendu par une légèreté de mise en œuvre, laquelle est essentielle à l'indétermination du projet, car si ce dernier n'est pas temriné, c'est, entre autres tracas, parce que quelque chose, au tournage, n'a pas marché. Du documentaire engagé, à la manière des Ateliers Varan, aux expérimentations purement plastiques autorisées par les premiers capteurs vidéos, particulièrement imprécis, des téléphones portables, en passant par le journal intime et le film de famille, toute forme filmique est bonne qui permet au cinéaste de poursuivre sa quête singulière : interroger conjointement le sens de sa présence au monde et aux autres - camarades militants, famille et proches - et la capacité, pour une caméra, de relever les événements, de plusieurs ordres, qui s’y jouent. Outil de lutte, d’investigation amoureuse ou de réflexion sur son histoire familiale, la caméra est purement et simplement le prolongement d’une vie qui commence avant qu’elle n’ait été enclenchée et se poursuit après qu’elle ait été coupée. Comment alors rendre compte de tout ce qui peut conduire d’une forme à une autre, d’une difficulté à une autre, d’une impossibilité à une autre, sinon en racontant ce qui résiste, ce qui échappe, ce qui fait notre cinéma et le met en échec en même temps, cette force imprévisible qu’est la vie ? Prendre le film en charge, évoquer ses failles devant une salle, c’est une manière de poursuivre l’échange incessant entre le cinéma et l’existence qui le pratique, et de l'amplifier de cette puissance de nouveauté que toute vie porte en elle.
La séquence d’ouverture du film et le ton un rien sérieux, sinon sévère, de Frédéric Danos ne laissent en rien présager la profondeur d'un humour irrésistible qui se déploie peu à peu, dans ce « scénario » atypique où les questions politiques cèdent le pas aux préoccupations familiales et existentielles, offrant à notre attention de s’échapper par moments vers des respirations formelles. Comment allez voir un spectacle ou un film au cinéma quand une part considérable de la profession est en grève ? Qui suis-je si je suis mon père tout craché, comme on se l’entend dire parfois ? Que voit la caméra de mon appareil quand je téléphone à mon amie et en quoi les images qu’il enregistre se nourrissent de notre discussion présente ? Aussi disparates qu’elles puissent paraître, ces questions sont tenues par la singularité d’un même esprit inquiet, qui se met en scène et à nu ensemble, engagé tout entier et livré sans retenue dans la question de savoir ce que peut ouvrir le cinéma, dans cette vie ou socialité et intimité se mêlent continuellement l’une des affaires de l’autre.