Note sur Go Forth, un film de Soufiane Adel, 62 minutes, 2014
C'est avec un léger retard sur l'heure de Paris et la dernière édition de Cinéma du Réel, à la faveur d'un passage au Festival du nouveau cinéma qui s’est tenu du 8 au 19 octobre 2014 à Montréal, que je découvre Go Forth de Soufiane Adel. Le film est présenté au sein de la section Panorama qui, comme le FNC Lab, regroupe les œuvres les plus singulières du Festival : des films qui cherchent, plutôt qu’à imiter les genres, l’adéquation entre leur raison d’être et leur expression.
Go Forth commence dans le noir. Une voix s’adresse à nous. Des images d’un mariage défilent. La voix n’a pas la gravité d’une déclaration solennelle, elle n’a pas la chaleur d’une confidence : elle a le timbre à la fois clair et fragile de celui qui veut se montrer tel qu’il est, dans la recherche d’une vérité de son être, au moins de ses particularités sociales. Le cinéaste va exposer quelques complexités qui le composent et remonter à leurs sources. Cette origine, il choisit de l’explorer depuis la personne de sa grand-mère : Taklit Hamani, née dans les années 1930 en Algérie, vit en France depuis près de soixante ans.
L’image d’un trottoir apparaît et la voix de Maria Callas dans La Somnambule de Bellini vient exalter la perspective et réveiller le lyrisme en puissance de ce cadre pourtant anodin. Soufiane Adel s’apprête à retourner dans l’Histoire afin d’y creuser des liens et construire un sens à sa propre trajectoire.
Alors la caméra prend de la hauteur : littéralement et tendrement elle décolle. Nous découvrons des pavillons perchés sur le toit d’un d’immeuble. Est-ce une aberration ? C’est un amalgame, la superposition de trois époques de la banlieue : les maisons anciennes, la barre d’immeuble et les pavillons. Nous sommes dans la cité des Mordacs à Champigny-sur-Marne où l’architecte Edouard François a imaginé ce collage. Les vues zénithales, en mouvement, s’enchaînent et balaient le paysage de la banlieue. Soufiane Adel utilise un outil technologique totalement ambivalent comme un moyen de regard. Le point de vue caresse plutôt qu’il ne cible et étonnamment nous rapproche : la globalité visuelle que nous offrent ces plans réalisés avec un drone relie cette zone à l’ensemble du tissu urbain et replace dans un tout atmosphérique l’habitat de la grand-mère. Cette globalité visuelle nous invite aussi à ne pas se refuser à l’émotion face à la problématique, à mélanger géographie et sensation, constat social et poésie. Mais c’est parce qu’elle est elle-même déployée dans l’ensemble des hétérogénéités que regroupe le film, que cette globalité apaise.
La grand-mère est filmée dans son salon au cœur d’un cadre fixe et délicat. La mise au point se fait progressivement. La présence complice du cinéaste confirme qu’il sera l’intercesseur de cette parole de l’exil. Fatiguée mais lumineuse, la grand-mère répond aux questions de son petit-fils et incarne ce trait d'union entre passé et futur, cette zone d'interrogation vis-à-vis de laquelle le cinéaste veut prendre du recul pour en tirer quelques idées claires.
Elle raconte, entre autres, ses souvenirs de la Seconde Guerre mondiale, la Guerre d’Algérie, l’espoir puis l’arrivée en France et d’autres images apparaissent : des vues tournées en super 8 en Afrique, des archives de l’époque coloniale. Nous sommes de nouveau face à un amalgame, c’est-à-dire un alliage d’éléments hétérogènes. Mais au rythme de ces télescopages, c’est une quête cohérente qui se dessine. Les lignes que représentent la banlieue, la vie de la grand-mère et la Colonisation africaine s’entremêlent, s’interrompent, se relancent. Personnelles et collectives, les histoires s’entrechoquent. Il est alors aisé d’aller chercher encore d’autres éléments, tant qu’ils se veulent eux-mêmes spécifiques et universels. Un poème de Mahmoud Darwich, écrivain palestinien de la patrie perdue et de l’espoir, vient scander le chemin.
Go Forth emprunte à chacun de ces éléments pour composer un portrait de son auteur et celui, en creux, de la génération à laquelle il appartient, enfants d’enfants d’immigrés ayant grandis dans les zones urbaines périphériques et désirant aujourd’hui exister pleinement. La grand-mère est la mémoire, la guerre d’Algérie le point nodal et la banlieue française le problème qui se pose à Soufiane Adel. Libre et sensible, sa méthode pour l’aborder consiste à interroger une cause qu’il ressent comme persistante, celle d’une indépendance et d’une reconnaissance. Comment dépasser le complexe de l’immigré ? Ou celui du prolétaire dont le cinéaste dit précisément souffrir ?
Soufiane Adel prend au moins deux risques : celui de parler de lui et celui de convoquer l'Histoire, cherchant comment l'un peut regarder l'autre et inversement. Il pose l’hypothèse d’un lien de continuité là où on voudrait des ruptures et celle d’une transformation là où on voudrait toujours croire au changement.
Le jeune homme interroge son héritage, sans fatalité tragique ou déterminisme social, mais avec poésie et lucidité. Son film s’inscrit dans une certaine généalogie littéraire et cinématographique des relations entre le je et le monde. L’exercice est réussi. Mais l’histoire inscrira-t-elle la revendication qu’il porte ? Le générique de fin est l’occasion d’un aveu. A travers la réalisation de ce film, Soufiane Adel dit avoir compris la Guerre d’Algérie, et les causes et les revendications qu’il porte à son tour. Le cinéaste appelle sa génération ou voudrait la convoquer. Alors il cite les protagonistes qui l’ont accompagné dans ce travail et au rythme d’une image circulaire, des figures apparaissent, parmi lesquelles on reconnaît au moins un réalisateur qui ne lui est pas si étranger (jeunesse, origine, territoire, désir de cinéma).
On pense à Jean-Luc Godard. La généalogie est appuyée. Mais la question reste en suspend : y aura-t-il de nouvelles nouvelles vagues et particulièrement à l’est de Paris ? Godard annonçait dans Le Mépris en 1963 un cinéma dans lequel le monde s’accorde à nos désirs. L’enjeu n’est plus exactement seulement celui du désir, mais celui de son identité. Dans cette veine de cinéma qui avance en rapprochant des hétérogénéités comme des similitudes, les entrelacs de Go Forth prennent peut-être aussi leur source dans des films plus récents de Godard. Dans Notre Musique, en 2004, le cinéaste multipliait les références historiques et politiques non pour créer de la confusion mais pour relier les événements entre eux, rapprocher les souffrances. A la question du « pourquoi Sarajevo ? », la jeune fille répondait « Parce que la Palestine ». Et des indiens d’Amérique apparaissaient sous le pont de Mostar, lui-même emblème ambivalent de la grâce architecturale et de la pure violence guerrière.
En ce qui concerne Go Forth, attendons de voir comment l’élan qu’il clame doucement va se préciser, se poursuivre, prendre forme. Et tentons d’en suivre le mouvement avant qu’il nous dépasse.