Christophe Postic, co-directeur artistique des Etats généraux de Lussas nous a accordé un entretien, dans lequel il dégage les lignes spécifiques que le festival cherche à dégager : singularité des formes cinématographiques et ancrage territorial coucourent ainsi à engager des expériences de cinéma tout à fait singulières.
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ABLC : Comment s’est construite la programmation de cette édition ? Les Etats généraux brassent un spectre cinématographique assez large, où se côtoient des films qui relèvent proprement du cinéma de recherche et des formes plus convenues par rapport à ce que l’on peut mettre sous le label du documentaire.
Christophe Postic : C’est un spectre que l’on peut trouver à Lussas depuis l’origine. Wundkanal de Thomas Harlan ou les films de Yervant Gianikian et Angela Ricchi Lucchi ou encore Dysneyland, mon vieux pays natal d’Arnaud des Pallières par exemple peuvent côtoyer des films aux écritures moins affirmées ou plus fragiles, plus convenues parfois peut-être mais pas moins singulières et remarquables par leur approche, leur démarche, leur sensibilité, d’autres formes d’engagement aussi. Il y a toujours eu également de la fiction, même si elle reste minoritaire. En soi, ce n’est donc pas une nouveauté. Suivant les années, le spectre est plus ou moins étendu. Cela dépend des choix que l’on fait, notamment pour les programmations "Fragment d’une œuvre" ou dans le cadre des séances spéciales. En tout cas, c’est un choix revendiqué car bien sûr, le cinéma documentaire recouvre cette large palette de formes. Dans le cadre des Etats généraux, qui ne sont pas un festival compétitif, que l’on puisse montrer comme cette année, le magnifique court métrage de Maria Kourkouta au côté de l’obstiné et envoutant La pierre triste de Filippos Koutsaftis, puis projeter des fictions de Tariq Teguia est une évidence. Depuis plusieurs années, notamment avec Federico Rossin, nous avons travaillé dans le cadre des fragments d’une œuvre une programmation qui se situe parfois plus du côté de la recherche, de l’essai ou du cinéma expérimental (avec des cinéastes comme Chris Welsby, Gunvor Nelson ou Peter Hutton). Non pas par principe, mais parce que ce sont des cinémas qui nous proposent d’autres écritures, d’autres formes de récits, d’autres formes de rapport au réel. J’apprécie particulièrement les éditions où l’on arrive à composer un éventail très large de ce que l’on peut qualifier de documentaire, mais qui relève avant tout bien entendu d’une proposition de cinéma.
ABLC : Plusieurs des films programmés semblent se laisser questionner assez fortement par l’état du monde présent. C’est quelque chose qui est évidement lié à la forme documentaire. Est-ce une tendance un peu générale que l’on peut sentir dans la production actuelle ? Une volonté du festival au contraire de mettre en évidence que le documentaire est peut-être le "cinéma de la crise" ? Il y avait notamment cette année un atelier intitulé Soulèvements, révoltes, le sursaut des images.
Christophe Postic : Deux facteurs ont déterminé la mise en place de cet atelier. Le premier est lié à la façon dont on travaille à Lussas, qui repose sur des rencontres, avec des personnes, avec des films. Une réflexion chemine parfois sur plusieurs années, des choses s’agrègent et se sédimentent d’une certaine façon. En 2011, nous avions proposé un séminaire ayant pour point de départ les pratiques filmiques amateur, le Cabinet d’amateur, coordonné par le réalisateur Pierre-Oscar Lévy. Les films programmés utilisaient des vidéos produites par des personnes impliquées dans des révoltes, mais les questions que posaient l’apparition de ces nouvelles images sur internet n’avaient été qu’esquissées. Une des intervenantes, Lune Ulrike Riboni venait de commencer une recherche sur l’usage des vidéos amateur dans les mobilisations. Nous voulions cette année avec elle, discuter ce que ces images pouvaient raconter, comment elles pouvaient être vues, quelles étaient leurs intentions. Dans le même temps, j’ai rencontré Peter Snowdon qui, dans le cadre d’une soirée organisée au Cinéma La Clef à Paris par le Collectif Jeune Cinéma, présentait un certain nombre de vidéos récoltées sur Internet, des images sur le mouvement naissant en Egypte et en Tunisie. Les séquences qu’il a présentées m’ont semblé très intéressantes.
En fait, Peter initiait ce qui allait devenir, trois ans plus tard, The Uprising. Je suis resté en contact avec lui de manière régulière, et quand le film a pris forme j’ai pu le visionner avant qu’il ne trouve sa forme définitive. Peter Snodown a également eu des échanges réguliers avec Lune Riboni, avec qui il partage des questions communes. Parallèlement à cela, Federico Rossin m’a fait découvrir le livre de photos de Dirk Alvermann, L’Algérie. C’est un livre absolument surprenant et important. On pensait que Dirk Alvermann avait réalisé un certain nombre de films, et on envisageait d’aller le rencontrer en Allemagne mais il est décédé entre temps. La question du Fragment d’une œuvre qu’on voulait lui consacrer est tombée à l’eau, car on s’est rendu compte qu’il n’avait pas une filmographie le permettant. Mais il demeure que nous souhaitions faire quelque chose autour de ce livre dont la dimension cinématographique, par le montage, est saisissante. On a fini par penser les choses autrement avec Federico et nous avons imaginé cette « projection » du livre. Dans les discussions que nous avions autour du film de Peter Snodown concernant les images des soulèvements, avec des programmateurs, des critiques, etc., il paraissait évident qu’il y avait quelque chose à tenter cette année. Le film de Sergeï Loznitsa, Maïdan, sortait en salles à ce moment-là, Retour à Homs de Talal Derki, était diffusé en mars sur Arte, et Eau argentée, Syrie autoportrait d’Ossama Mohammed & Wiam Simav Bedirxan faisait l’objet d’une séance spéciale à Cannes. Enfin, le nouveau film de Tariq Teguia arrivait. Nous regrettions vraiment de ne pas avoir montré son premier film, Rome plutôt que vous, et nous cherchions un moment, une place pour l’inviter. Son film Révolution Zendj est arrivé à point nommé. Là, quelque chose a pris forme : une réflexion sur la photographie, la représentation d’une lutte, la représentation du peuple, qui résonnait avec le séminaire de l’an dernier. Le contenu de cet atelier s’est donc surtout décidé par le cheminement d’une idée, qui a pris le temps de venir à maturité. Il est important de rappeler tout cet itinéraire pour comprendre que le contenu de la programmation naît progressivement, murit, jusqu’à ce que vienne le moment de le mettre en œuvre.
Après, le contenu entre évidemment en résonnance avec une actualité : le fait que ces révolutions soient derrières nous, qu’elles n’aient pas produit les mêmes choses, que les soulèvements en Syrie se soit transformés en une guerre civile… La programmation n’est évidemment pas détachée de ces événements. On voulait aussi poser la question : comment le cinéma, et les gens qui font des images, réagissent, se confrontent à une situation comme celle-ci ? Qu’est-ce que le cinéma peut en faire ?
Photo : Maïdan de Sergueï Loznitsa
ABLC : S’agissant du festival en tant que tel, que produit l’ancrage géographique par rapport à la monstration des films ? Comment décririez-vous ce que la dimension rurale peut ouvrir dans l’expérience de la projection ?
Christophe Postic : L’un des cofondateurs du festival, Jean-Marie Barbe, est originaire de ce village. Pascale Paulat, la déléguée générale, est originaire d’Aubenas et habite à Lussas. En 1989, lorsque le festival a été créé, en même temps que le FID de Marseille (la première année à Lyon) et dans la même dynamique, l’idée était de montrer que l’on pouvait organiser des rencontres importantes ailleurs qu’à Paris ou dans les grandes métropoles. Ce village, Lussas, l’été en Ardèche, la convivialité que cela génère, c’est une part importante de l’identité du festival et de son histoire. Le cadre permet d’avoir un contexte privilégié de rencontres du public entre soi et avec les réalisateurs présents. Contrairement à des festivals importants, où il y a des programmations de manière continue dans plusieurs salles, à Lussas, on arrête toutes les projections au même moment, pour déjeuner, pour dîner. Le public déferle dans le village pour se restaurer. Spectateurs, réalisateurs, producteurs, intervenants, programmateurs, se retrouvent au même endroit, dans un espace extrêmement restreint, où la parole a une place et une valeur particulière. De plus, à Lussas, le public vient le plus souvent pour une durée longue. Il est rare que des personnes viennent de Paris pour ne rester sur place que deux jours. Nombreux sont ceux qui viennent pour les sept jours du festival, pour se plonger dans une programmation d’une densité aussi importante. C’est assez particulier. Dans un festival parisien, les modes de fréquentation ne sont pas les mêmes, et conséquemment, les rencontres que l’on peut y faire sont également assez différentes. Le fait que les personnes restent longtemps favorise le bouche à oreille et la discussion autour des films.
La deuxième chose importante, c’est que le festival s’adresse à un public local. Les séances en plein air ont une dimension festive particulière, et même si les films programmés ne sont pas choisis dans cet esprit-là, ce sont des séances qui attirent plus facilement ce public local car c’est une véritable occasion de découvrir des films qui seront difficilement visibles ensuite. Par ailleurs, on organise des projections dans les villages alentour, sur la place du village ou chez l’habitant, dans un jardin ou dans un salon. À l’origine du festival, les films étaient diffusés au magnétoscope, sur un écran de télévision, le principe étant que les réalisateurs soient présents pour accompagner leur film. Cela créé des conditions plus intimes de rencontre pour un public pas nécessairement familiarisé avec le documentaire dans ses dimensions les plus larges, comme on l’évoquait tout à l’heure. Ce travail se poursuit tout au long de l’année, en partenariat avec une association qui s’appelle Histoire de voir, et avec une programmation au Cinéma Regain du Teil.
Cette idée de convivialité est très liée aussi au souhait que nous avons que la parole autour des films ait le temps de se déployer. Cette parole doit être facilitée et le temps que l’on s’accorde y participe. C’est un ensemble de conditions pensées pour permettre à chacun de prendre part aux débats autour des films diffusés. Le partage d'expérience est très important.
La manifestation a été créée par des personnes concernées par la fabrication des films, avec l'idée de se retrouver pour échanger, regarder les films des uns et des autres et s'en nourrir. La section Expérience du regard est confiée à des personnes impliquées dans la réalisation, cela peut-être des producteurs, des monteurs, des critiques, des programmateurs… et bien sûr des réalisateurs. L'idée est que les personnes qui regardent, qui choisissent et qui accompagnent les films aient elles-mêmes une expérience ou une connaissance de la fabrication d’un film. C’est l’idée de créer une situation, de constituer un groupe qui puisse être dans cet échange et dans ce partage des pratiques. L'autre atelier de cet année, consacré à la question du cadre, était assez représentatif de cette intention. Quatre réalisateurs sont venus raconter ce que signifiait pour eux « cadrer ». Ce n'était pas une conférence, ils sont venus raconter à partir de leur expérience et de leurs propres films, ce qui se joue là, au niveau du cadre. Cette idée d'échange avec les réalisateurs, de ce temps après le film, qui peut durer parfois une heure, est quelque chose d'assez rare et précieux. La parole ne se déploie pas du tout de la même façon, pour le public et pour le réalisateur, quand on sait qu'on a du temps devant soit, que l'on peut chercher sa pensée, s'autoriser quelques digressions. Cette dimension de rencontre avec les films est très importante.