Blaise Othin-Girard évoque le processus de réalisation de son film Michel ou 9 jours dans la vie d’un ho, découvert à Lussas cette année, qui s’inscrit dans la continuité d’un travail sur le milieu de l’enfermement psychiatrique initié il y a plus de 25 ans, et qui est le dernier fruit d’un effort pour mettre en place une forme d’épure cinématographique. Vous pouvez également lire le texte que nous avons consacré à ce film ici-même.
*
ABLC : Est-ce que tu peux revenir un peu sur ce qui t'a conduit à réaliser Michel ou 9 jours dans la vie d'un ho. C'est un film qui s'inscrit dans une démarche de cinéma initiée il y a presque 30 ans.
Blaise Othnin-Girard : Ce qui est étrange avec ce film, c'est qu'il s'est fait dans l'urgence, du fait de la situation de Michel, que j'ai retrouvé dans un enfermement terrible et extrêmement précaire, et en même temps, il a été muri, préparé, pensé pendant plus de 25 ans. C'est un peu le paradoxe de la fabrication de ce film. 25 ans ont été nécessaires, pour, comme dirait Robert Bresson, atteindre le cœur du cœur. L'enfermement est un prétexte, ce qui m'intéresse, c'est d'essayer de toucher ce qui est derrière le masque de l'enfermé, derrière ce qu'il représente. Filmer un enfermé n'est pas évident, tout simplement parce que je sors, je suis libre, alors que la personne ne l'est pas. Et pourtant elle me confie son intimité, son espérance. C'est quelque chose de délicat. Le minimum, c'est de ne pas l'enfermer une seconde fois dans une représentation, c'est de l'atteindre. Cela suppose de prendre du temps, beaucoup de temps. Pas quelques mois, mais des années, et des années, et des années. Michel est un film de l'urgence, mais en fin de compte, c'est peut-être le film le plus préparé et le plus évident que j'ai fait. Il n'y avait aucun doute. Il y avait une fulgurance. Le tournage de ce film a été l'un des plus paisibles que j'ai faits. C'est paradoxal. C'était un tournage très posé. Avec Michel, on avait dépassé le stade de la confiance. Le danger, c’était de tomber dans la camaraderie, mais Michel, garde toujours, dans sa relation à la caméra, une dignité. Il ne partage que ce qu'il veut bien dévoiler. Ce que j'ai toujours apprécié chez Michel, c'est qu'il maintient toujours une distance, même dans notre amitié, il y avait toujours une forme de respect mutuel.
J'ai connu Michel très tôt, à la fin des années 80. La première fois que je l'ai vu, c'était en 1989, j'avais à peine 16 ans. Cette rencontre a changé ma vie. Elle a eu lieu dans un contexte d'enfermement où les conditions étaient terribles, et relevaient d'un autre âge. Les pavillons étaient fermés, la mixité y était totalement absente et interdite. Dans le cadre d'un job d'été, j'y ai rencontré certaines personnes, qui pour moi étaient déjà des personnages, car ils étaient hors réalité, déjà hautement romanesques dans leur degré de résistance au quotidien, même si la peur de l'autorité les murait dans le silence. A cette époque, c'était le règne du bâton et de la carotte. Les pensionnaires qui n'obéissaient pas à la loi avaient droit à la camisole de force et la cellule d'enfermement. J'avais 16 ans et je découvrais Michel, un homme beau, grand, fort, qui marchait toute la journée, quadrillait la région en faisant 20 km par jour. C’était un marcheur assoiffé de vie. Dans le film, même si sa condition physique est très diminuée, on sent toujours cette soif de vivre. Michel, c'est ce mystère : coûte que coûte, malgré les violences et des conditions d'enfermement totalement inimaginables, on continue. Ne pas avoir de date de sortie, ne décider de rien, c'est être dans l'enfer absolu. C'est quelque chose qu'on ne pourra jamais concevoir. C’est une situation qu’on peut peut-être approcher, fantasmer, s'imaginer de manière plus ou moins romantique. Mais on ne pourra jamais comprendre, dans notre propre chair, ce que c'est que d'avoir une vie totalement maîtrisée par quelqu'un d'autre que soi. Michel ne savait pas vraiment pourquoi il était là. Toute sa vie, il s'est demandé pourquoi. Et ce n'est pas un cas isolé, il y en a beaucoup, et peut-être de plus en plus. Depuis les années 2000 et les nouvelles directives votées par Sarkozy, qui continuent sous Hollande, on assiste de nouveau à l'enfermement et au mélange de cas très différents, qui vont du simple vagabondage à des cas pathologiques, en passant par l'alcoolisme, etc. De nouveau on regroupe. C'est une usine à misère, une usine à désolation totale. C'est l’une des raisons pour lesquelles je filme ce milieu depuis 30 ans.
On voit la qualité d'une société au traitement qu'elle réserve à ses plus faibles, à ceux qu'elle juge être — et c'est le nom officiel — "des non productifs", ceux qui ne peuvent pas rentrer dans un système capitaliste de production. Le paysage en France n'est pas très beau. Pour ma part, je crois que c'est là qu'on trouve les grands résistants. Le but du jeu, pour eux, c’est de s'extraire. C'est ça qui m'intéresse. Comment certaines personnes, dotées d'une force inouïe, sont arrivées à s'extraire d'une vie totalement imposée, sans possibilité de changement et d'ouverture, une vie contrôlée de A à Z. Certains pensionnaires sont arrivés à résister à cela par la musique, ou comme Michel, par la peinture et la marche. Il avait un pas vif, puissant. Sa soif de découvrir, jusqu'à la fin, l'a maintenu humain dans un cadre où tout était fait pour qu’il ne soit plus un homme, qu’il ne sache plus ce qu’il est : ni prisonnier, ni malade, juste un être abandonné qui se retrouve pris dans un système.
Le fait marquant de la construction de ce film, ça a été l'urgence absolue, car je l'ai découvert dans le pire secteur de la psychiatrie, et je ne savais pas du tout ce qui allait se passer dans l'avenir. Je me suis posé la question de savoir si on devait filmer ou pas, mais elle a vite été résolue. La situation était comme ça, tout était là, il fallait filmer. Mais si je n'avais pas connu Michel depuis 25 ans, les choses auraient été très différentes. Je serais resté à la surface, dans la seule expression de la plainte, et cela n'aurait eu aucun intérêt, le film aurait sans doute versé dans le voyeurisme ou quelque chose de cet ordre, ce qui m'aurait mis très mal à l'aise.
ABLC : Tu passes 25 ans à fréquenter Michel, mais c'est aussi le temps qu’il te faut pour apprendre à faire du cinéma et à le filmer. Ce qui me parait assez saisissant, c'est que dans ce cas présent, tu te retrouves confronté à une situation où le film est frappé d'une impossibilité, du point de vue de sa fabrication. Qu'est-ce que cela a ouvert pour toi ?
Blaise Othnin-Girard : A mon sens, la situation ne représentait pas une impossibilité de réalisation. Plus je fais des images, plus j'essaie de les dépouiller de tout artifice, comme Giacometti qui gribouillait ses visages et qui disait : j'essaie d'atteindre le cœur du cœur mais je n'y arrive pas, je n'ai que la surface. Et en fin de compte, ce type de contexte m'a monstrueusement aidé. Cela n'a jamais été aussi simple et évident, parce qu'il n'y avait rien d'autre que son visage. Et pourtant, même s'il est vide, le décor est d'une importance cruciale. Je ne fais pas que filmer un visage, c'est tout un ensemble. En fin de compte, la facilité au cinéma m'effraie. J'ai l'impression d'échouer quand j'ai accès à quelque chose de facile : une belle couleur, une expression attirante. Ce sont des pièges esthétiques. Avec Michel, je ne peux pas y être exposé. Il y a une beauté violente de son visage. L'impossibilité m'a aidé, j'étais comme devant une toile blanche avec un murmure de crayon. Et il fallait faire quelque chose de cela. J'étais obligé de me poser les bonnes questions, d’aller directement à l'essentiel. Pendant 25 ans, j'ai appris à filmer Michel, Christiane, Marcel, mais il n'y a que lors du dernier tournage que j'ai approché quelque chose, que j'ai su les filmer. Il fallait pouvoir écarter le choc des images, liées aux conditions de vie, et le choc des mots, qui me faisait enfermer mes personnages dans la plainte et me plaçait dans la revendication. Après toutes ces étapes, il ne reste qu'un fil tendu, le lien avec ce qu’ils représentent exactement, dans toute leur complexité dont je sais très bien que je ne pourrais pas l'atteindre. Mais je peux l'approcher. Et bizarrement, ce type d'endroit est totalement propice à la réalisation. Si on connait bien la personne, si on est connecté avec elle depuis 25 ans, il ne peut pas y avoir de fioritures. J'étais guidé par ma main, mon œil, totalement prêt pour recevoir.
ABLC : Qu'est-ce que cela dit des images que tu as filmées avant, pendant 25 ans, et qui sont devenues des films dans lesquels il n'y a pas non plus de fioritures ?
Blaise Othnin-Girard : J'ai toujours appelé mes premières images : "le film de l'échec". Quand je filmais la situation des enfermés dans la fin des années 80, je ne pouvais saisir que le haut de l'iceberg, je ne pouvais pas atteindre l'essentiel, la vraie douleur. J'essaie de trouver l'humain, donc ces images sont capitales. Elles constituent l'origine. C'est un premier contact, qui va changer fondamentalement ma vie. Les tournages importants de la trilogie se sont faits tous les dix ans : 1989, 1999 et 2010. En 1999, après dix ans de confiance mutuelle, les mots étaient mis sur la violence des premières images. Quand je filmais les toutes premières images en 1989, j'avais l'impression que les pensionnaires subissaient, sans avoir de réelle vision de ce qu'ils vivaient. En fait, ils savaient exactement ce qui se passait, et quels moyens mettre en œuvre pour survivre. C'est ça qui s’est ouvert dix ans après. Quelque chose s'est passé, que je n'ai pas pu voir ni ressentir, parce que c'était inaccessible, sauf à mettre une caméra dans l'œil des enfermés. En 1999, j’ai filmé la violence des mots. Ces images aussi sont importantes, par la parole qu'elles ouvrent, mais elles sont aussi un échec, dans la mesure où elles sont engluées dans la plainte. C’est terrible, oui, mais quand j'entends ce que les pensionnaires ont vécu — et qui va jusqu'au viol à répétition — qu'est-ce qui fait qu'ils continuent à vivre, à aimer, à déconner ? Dans les dernières images, tournées avec Michel, mais pas seulement, enfin je suis apaisé. J'ai appris à les filmer tels qu'ils sont, avec une vigueur et une rage de vivre, notamment chez les plus jeunes en qui je retrouve un peu le Michel des années 80. Il m'a fallu 25 ans pour dépoussiérer. Quand je travaille sur les paysans, c'est la même chose que je chercher à faire : atteindre la vérité de la personne. Il y a un flux d'images incessant, mais il y a tellement peu de films qui arrivent à passer de l'autre côté, saisir ce qu'est la personne filmée. Pourquoi est-ce que je veux filmer cette personne ? Quelle part de mystère veut-elle bien me révéler ? Que veut-elle laisser caché, pour le préserver ?
ABLC : En même temps, le regard qui reçoit ces premières images, notamment à travers ce film qui s'appelle Les vagabonds des étoiles, a le sentiment de vivre une expérience de cinéma, et pas le moment d’un échec.
Blaise Othnin-Girard : Quand je parle d'échec, c'est d'un point de vue moral ou éthique. Un jour, il m'a été dit : "tu as filmé des enfermés mais ils restent enfermés". Cette objection mettait dans le travail du film un espoir qui de fait n'existe pas. A cette époque, le mot de "sortie" n'avait aucun sens pour les personnes que je filmais. Je n'allais pas mettre dans le film un faux espoir, pour satisfaire ma culture personnelle, qui n'est pas celle de l'enfermé, pour lequel la seule lueur passe par la peinture ou la musique. "Film de l'échec", cela ne veut pas dire qu’il y a un échec en terme de cinéma, mais plutôt dans l’approche du sujet. En tous cas, ça ne peut pas être un échec dans le sens d'un ratage, parce que cela a été le point de départ, la source qui me dit qu'il faut continuer, et prendre pour cela le temps qu'il faudra. La partie visible de l'Iceberg est infime par rapport à l'immensité de l'innommable. Il n'y a pas de mots. Quand on rencontre les pensionnaires et leurs conditions d’existence, on ne peut pas parler de souffrance, on ne peut pas parler de désespoir. Cela n'existe pas. Il n'y a pas d'appel au secours possible. Ils subissent, et ils n'ont rien à espérer. L'échec, cela veut dire que je filme une situation qui demanderait plutôt que je mette une bombe pour sortir tout le monde de là. Mais ce n'est pas véritablement un échec, dans le sens où ma caméra est l’une des rares qui aient filmé ça. J'ai vu à Lussas le film de Wang Bing. Il y a énormément de similitudes dans les actions filmées, ce qui m'a extrêmement troublé. Ce sont les mêmes sons, les mêmes plaintes, les mêmes gémissements, avec, en Chine, une autorité plus absente. Les enfermés sont livrés à eux-mêmes, ce qui n'était pas le cas à Mâcon en 1989, où les pensionnaires, sévèrement encadrés, n'avaient pas le droit de mettre un pas de côté.
Je parle d'échec comme d'un point de départ. C'est ce commencement qui m'a donné envie d'aller plus en profondeur. Je voyais des éclats chez certains pensionnaires, des fulgurances de personnalités, alors que tout est fait dans ce système pour que je ne puisse voir qu'un seul visage avec mille yeux. C'est ce qu'on me disait, les pensionnaires sont tous les mêmes, ils ont tous les mêmes blouses, ils parlent peu, etc. Ce terme d'échec est positif quand il désigne le point de départ. Même en tant qu'expérience de cinéma. Les trois films de la trilogie sont indissociables. Chacun représente une grande étape, y compris dans ma recherche sur comment filmer. Je ne pourrais pas m'arrêter tant que je n'aurais pas atteint ce que les personnes que je filme n'ont cessé de protéger. Michel, en 2010, me parlait de choses qu'il avait toujours cachées, cadenassées dans son cœur. Il pouvait être humilié, contraint, le cœur restait inaccessible. Pour la première fois avec Michel, il ouvre un peu, tout en restant mystérieux. Michel restera pour moi un grand mystère. L'échec, c'est aussi une manière d'exprimer une fascination. C'est trouble, mais c'est vraiment cela. Je savais que j'étais dans quelque chose d'extraordinaire. Les cinéastes sont un peu des pilleurs de tombe…
ABLC : Pour revenir à Michel, il y avait l'urgence du tournage, l'évidence qu'il fallait faire le film maintenant. En même temps, c'est aussi un film qui, dans son montage, se donne comme l'expérience d'une durée, d'une patience. C'est un film qui prend le temps, même si on voit bien que tu n'as pas pu passer dix heures par jour avec Michel pour faire le film. C'est comme si le film, dans son montage, avait cherché à redonner quelque chose que le tournage n'a pas pu avoir finalement : pouvoir passer du temps avec quelqu'un.
Blaise Othnin-Girard : Absolument. Ce film, c'est 25 ans. Sans ce passif, je n'aurais pas pu faire ça. On avait des temps de visite très courts, il fallait aller à l'essentiel, l'essentiel de la sensibilité de Michel, mais aussi l'essentiel du temps. C'est très important, ce temps qui entoure Michel. Il fallait trouver le temps qui laisse sa parole s'ouvrir, pour nous extraire — nous — de sa condition. Dans la progression du film, Michel nous sort de là. Il nous prend par la main, il nous enseigne. Lors de la projection à Lussas, Stan Neumann disait : "J'apprends de lui". On ne peut rien dire de plus beau, pour moi, sur Michel. Ma quête, c'est vraiment ça, ce n'est pas d’accueillir les confessions d'un homme enfermé. Je suis fasciné par cet homme. Il m'apprend, il m'enseigne, c'est comme un guide. Ce temps est nécessaire pour ça, pour sortir d'une temporalité et rentrer dans celle de son visage, de son corps, de la manière dont il se déplace. Michel est extrêmement affaibli par les médicaments, il n'a plus de dents, il est très maigre, etc. 25 ans, c'est le temps qu'il faut pour pouvoir filmer outre le handicap, qu'il faut dépasser pour atteindre la beauté qui est derrière un corps jugé comme difforme, et qui peut susciter des sentiments de rejet. Après des années et des années de tournage, ça devient évident, comme une danse. Je rentre dans son mouvement, je suis aimanté à son corps, avec mes partis pris à moi d'épure absolue du cadre. Être frontal et direct, ça ouvre tout. C'est ça qui permet l'évasion du spectateur, prisonnier de la situation du film, et qui peut trouver là sa clé de sortie. Chacun se raconte et prend ce qu'il veut de Michel. Les uns le verront comme un malade, d'autres se reconnaîtront dans son histoire d'amour, dans ses paroles sur l'amour. Ses mots ouvrent pleins de portes, ce qu'il évoque, quand il parle de dépendance amoureuse, on l'a tous vécu, cette oscillation entre le désespoir et l'espoir. Dans ces moments du film, on sort de l'enfermement. Ce temps, cette manière de filmer assez frontale, permet au film d'arriver là.
L'urgence, c'est quelque chose que j'évoque quand je parle du film, mais ce n'est pas ce qui en ressort. La division en neuf jours est un artifice de narration, par lequel je cherche à créer un impact romanesque. C'est aussi pour cela que j'ai souhaité mettre en ouverture ce texte, lu par Jean-Louis Trintignant. On n'est pas dans le réel. Ce n'est pas possible, Michel, c'est une surréalité, c'est l'inconcevable. Michel, c'est la figure du héros, sans âge, atemporel, sans décors. En le filmant, je voulais qu'il n'y ait que cela, l'homme, simplement l'homme. Michel, c'est le dernier homme. Du coup, il n'y a pas de références. C'est quelque chose que je trouve chez Bresson, il n'y a pas de références. Avec Mouchette, on est dans le cœur du cœur. N'importe qui, n'importe où sur la planète peut s'accrocher au film. C'est ça qui m'intéresse. C'est pour ça qu'il y a aussi peu de mouvement que possible. La caméra est posée. Je voulais garder ce fil tendu, je ne voulais pas détendre le lien entre moi et le visage de Michel. Ce n'est pas un film de parole. Les silences de Michel en disent autant que ses paroles, ils ouvrent d'autres espaces. Et il n'y a que le temps qui peut donner accès à ça. La question, c'est vraiment de dépasser la première représentation, quitte à aller vers l'ennui, qui est quelque chose de positif au cinéma. Je le revendique énormément. Il faut chercher la non-efficacité. Je préfère un film raté mais honnête qu'un film efficace.
ABLC : Quand tu parles de non-efficacité, cela me fait songer à plusieurs plans du film, notamment quand vous êtes hors de la chambre de Michel, où la question du cadre est complètement évacuée. La caméra devient presque un outil d'aveuglement, pas simplement du point de vue de l'impossibilité de cadrer, mais aussi parce que ce que tu veux cadrer déborde, échappe, excède. C'est comme s'il y avait une lumière qui était trop puissante pour être regardée de face. La situation de tournage dit quelque chose de cet ordre-là.
Blaise Othnin-Girard : C'est un des miracles du cinéma. Les scènes tournées dans la cour dépassent la question des conditions de tournage. Cette petite caméra que j’ai autour du cou a engendré quelque chose d'autre. Michel m'échappe, il arrive à s'extraire, et c'est très bien comme ça. Il y a cette lumière crue qui l'aveugle. Je ne saurais pas comment l'expliquer. Dans ce genre de situation, quand tu connais bien la personne que tu filmes, tu fais les choses sans réfléchir. Comme Jackson Pollock, quand il jette sa peinture, il n'y a plus de questionnements, il n'y a plus que le geste nu. Filmer, c’est se préparer pour atteindre ce moment-là. C'est comme le montage, j'y pense, je réfléchis pendant longtemps sans rien toucher, j'ai l'impression de ne pas avancer, mais au premier jour de montage, tout est là, il n’y a aucune hésitation. Ce n'est pas une question de virtuosité. Tout est préparé. Au moment où il jette la peinture et doit faire son impact, Pollock n’hésite pas. Après, ça peut rater, mais il faut ce geste. Avec Michel, il y avait un côté animal. Je ne voulais pas de réflexion. Je voulais laisser parler mon histoire du cinéma cumulée en moi, je voulais une forme d'automatisme, me mettre en pilote automatique pour essayer de le suivre, être complètement connecté à lui : quand il respire, je respire, quand il bouge, je bouge. Même s'il m'échappe, il jaillit. Heureusement qu'il n'est pas maintenu dans un cadre. J'aime de plus en plus ces scènes de cour. Les conditions de tournage m'ont conduit vers une petite caméra, mais il n'y avait que ce petit matériel qui pouvait effleurer la vérité de Michel. C'est un paradoxe dont je me suis rendu compte après le tournage.
ABLC : C'est un paradoxe, mais à voir le film, cela paraît évident qu'il fallait ce dispositif de tournage et pas un autre.
Blaise Othnin-Girard : Je ne me suis pas posé la question. Le dispositif n'est pas seulement lié à la possibilité de dissimuler une caméra. Je n'ai pas envisagé une seule seconde d'amener une caméra plus imposante, comme celle que j'utilise pour filmer l'institution, et qui fait de belles images. J’aurais pourtant pu la prendre. Il n'y a personne dans ce type d'endroit, on ne croise aucun regard, au pire, j'aurais été entrevu sur un moniteur. C'est un endroit où il n'y a rien, on ne peut filmer que le rien auto-proposé. Du coup, j'étais directement ancré dans mon sujet, je ne pouvais pas louper, sauf à être complètement insensible. Toutes les conditions étaient réunies pour que je sois connecté à Michel. Je n'allais pas filmer des murs blancs. Quelque part, cette situation de dénuement total et la nécessité d’un petit matériel de prise de vue aident le cinéma. Quand Michel marche, sort du cadre, j'essaie de l'attraper mais il m'envoie balader. Il est puissant. Il court. Dans le film, Michel tombe quand il est dans les couloirs, mais à l'extérieur, il ne tombe pas. C'est l'enfermement qui le fait tomber. C'est délirant que son psychiatre n'ait jamais compris ça. C'est le symbole fort du film : l'homme qui tombe… et qui se relève. C'est un homme sec, nerveux, qui se relèvera toujours. Et quand il part, c'est qu'il l'a décidé. J'ai vécu sa disparition de manière assez violente. Je ne l'ai compris que récemment, mais il a choisi sa date de départ. Son acte le plus libre, c’est d'avoir dit à l'institution : ce n'est pas vous qui allez me mettre dans le trou. Je lui en ai voulu, parce qu'on était à deux doigts, avec mon père, de le sortir de là. Mais c’était une quête impossible. Cela rejoint ce qu'on évoquait tout à l'heure, quand on filme l'enfermé, on ne sait jamais quel espoir on y met, qui n'existe pas. C'est une question qui me hante depuis 20 ans.
ABLC : Peut-être que pour finir, tu pourrais dire un mot ou deux de l’expérience de la projection à Lussas. J’ai découvert le film à ce moment-là, et le fait de le recevoir pour la première fois en projection a été quelque chose d’important.
Blaise Othnin-Girard : Cette projection a été un miracle pour moi. Elle est arrivée à un moment où je voulais renoncer à inscrire mes films dans un certain circuit, que je trouve absurde, qui a perdu tout sens du combat. Cette projection était comme un miracle car je ne pensais pas que la parole de Michel allait atteindre les gens de manière aussi universelle. Certains voulaient parler de cinéma, d’autres de leur expérience vécue… Le climat était très fort. On pouvait le sentir dans la salle. Cela me redonne foi dans le cinéma. Ce n’est pas le fait que les gens aient aimé mon film ou pas qui est important. Ce n’est pas une histoire de spectateur. C’est une affaire d’impact, d’expérience. C’était dans l’air, il y avait quelque chose de lourd, de pesant.
ABLC : Ce n’est pas étonnant que la projection du film ait produit cette expérience-là. Michel en effet se donne aussi comme une figure christique. Je ne sais pas si tu serais d’accord avec cette vision là de ton personnage.
Blaise Othnin-Girard : Oui, tout à fait, il a une dimension christique, dans les deux sens. Michel est aussi bien la figure d’enseignement et de tolérance, que celle du sacrifice et du calvaire. Il me parle et il fait que je me parle à moi-même. Et en même temps, ce qu’il dit, c’est : « vous pouvez me lapider, vous pouvez me lacérer, me flécher de toutes parts, vous n’atteindrez pas mon âme, mon intégrité ». Il reste intègre, malgré la lutte qu’il mène tout au long du film. Il est bourré de sédatifs, et il doit lutter de manière continuelle avec les médicaments. Il devrait dormir au moment où je le filme, mais il refuse. Quand il dit « je suis trop calme », c’est de manière négative, comme pour dire : « ce n’est pas moi ». Cette phrase me transperce à chaque fois que je l’entends. Il lutte comme s’il essayait d’évacuer le médicament. La dimension christique est évidente : vous pouvez me crucifier, me laisser pourrir sur une croix, quelque part je vais ressusciter. Je suis immortel. Michel, c’est l’intouchable. Filmer le cœur du cœur, c’est ça, c’est filmer l’intouchable, évacuer tout le reste pour atteindre ce mystère qui restera. Donc oui, j’assume pleinement cette dimension du film. J’ai toujours considéré qu’il y avait beaucoup de points communs entre le cinéma et la liturgie. Ce n’est pas un hasard si les plus beaux films sur la religion ont été faits par des cinéastes agnostiques, Pasolini ou Pialat par exemple. La religion m’intéresse beaucoup, même si je ne me reconnais pas dans sa forme instituée. Il m’a fallu 25 ans pour être sûr de ma foi. Je crois à l’acte sacré de filmer, comme à l’acte sacré de peindre. La manière dont sont vus le cinéma, la musique ou la peinture, est aujourd’hui complètement désacralisée. Les plus grands anarchistes ont toujours abordé la peinture ou la musique de manière sacrée. L’acte de créer reste sacré, un geste fondamental. Il ne faut pas trembler. Michel tombe, mais il ne tremble pas.