The Uprising de Peter Snowdon

The Uprising est un film qui soulève une foule de questions, ouvre des espaces qui confrontent le cinéma à ses possibilités, ou impossibilités, selon les réponses qui voudront bien se risquer. Qu'est-ce que filmer aujourd'hui ? De toutes part, malgré nous, ça filme. Des images du monde se produisent en dehors de toutes intentions cinématographiques ou artistiques. Comment une image faite a priori pour provoquer une action peut-elle être introduite dans un espace — la salle de cinéma — dévolu à une forme d'oisiveté, qui demande de notre regard une  certaine patience devant ce qui lui arrive ? Comment restituer enfin, dans le langage et les spécificités du cinéma, une image du monde, quand ce derner semble produire ses propres images, et confondre parfois, dans notre relation au réel, l'expérience que nous en faisons et les représentations que nous en avons ? Quand le réel nous vient en médiation le plus souvent, et semble ne plus pouvoir nous toucher que par là ? Il n'est pas rare en effet, aujourd'hui, que des images filmées au téléphone portable, par tel anonyme ou tel autre, viennent documenter pour les journaux télévisés une situation à laquelle les journalistes eux-mêmes n'ont pas accès. Le traitement médiatique de cet évènement qu'ont représenté les révolutions arabes est, à cet égard, exemplaire. Cette impulsion inconditionnelle par laquelle le monde en vient à se mettre en image lui-même et de lui-même à chaque instant ne risque-t-elle pas de rendre cet accès au réel par les chemins ordinaires de la perception et du mouvement des corps de moins en moins évident et spontané, pour ne pas dire qu'elle puisse un jour purement et simplement le frapper d'interdit ? 

Toutes ces questions tournent autour du film de Peter Snowdon, qui en pose bien d'autres encore, par son sujet difficile, qui est de donner une image de la révolution en s'appuyant sur cette source intarissable de séquences vidéos qui a inondé les écrans domestiques lors de ce qui s'est appelé le printemps arabe, lequel a vu naître des bouleversements radicaux et surprenant par leur soudaineté dans le bassin méditerranéen, pour le meilleur et pour le pire, le parfum de liberté corrélatif de ces évènement ne suffisant malheureusement pas à balayer des situations de guerres civiles et de pure injustice, comme a pu en connaître un pays comme la Syrie. Les révolutions arabes peuvent elles illustrer l'idée même de révolution, et si oui, de quelle libération deviennent-elles le modèle ?

La première réponse qu'apporte ce film, c'est précisément celle de l'image. Ce qui est emblématique des révolutions contemporaines, c'est que l'image elle-même devient facteur d'un soulèvement au cœur duquel elle joue un rôle dynamique fondamental. Nombreux sont les plans du film où un téléphone portable filme un citoyen lui-même en train de capter avec son appareil une situation de répression. Parmi les nombreux propos et commentaires que The Uprising entretisse, n'entendons nous pas les uns dire aux autres : "filme ceci, filme cela" ? C'est l'image qui soulève, retourne l'ordre des choses. Elle ne peut plus représenter sans être en même temps celà même qui agit ici et maintenant, et qu'il faut traduire dans l'ordre des images, tant et si bien qu'elle doit devenir son propre porte parole. Comme si les révoltes populaires ne pouvaient plus avoir lieu sans montrer, par les armes mêmes dont elles disposent, qu'elles sont intérieurement porteuses de leur propre témoignage et que la vérité des situations qu'elles dessinent sont en capacité de franchir les frontières instantanément, et porter les voix de la colère et de l'indignation toujours plus loin. En un sens, c'est bien ce que semble nous dire la circulation des médias sur les réseaux sociaux. Mais ces tubes ont aussi quelque chose d'étriqué, et les images qui se font pour eux n'échappent pas à une dimension de formatage qui les rend, en un sens, prévisibles.

Toute la force du projet de Peter Snowdon est précisément de tracer un itinéraire singulier, personnel, à travers ces images sans auteur qui, non moins que des vues pensées et écrites pour le cinéma, trouvent leur cohérence de s'inscrire, par le montage notamment, dans un film qui leur donne un accent, une capacité de manifestation, une destination qu'elles n'auraient pu se découvrir sans lui. Ce film rappelle ainsi que, si toutes les images, y compris les plus violentes, sont propres à nourrir une œuvre de cinéma, il faut une écriture pour les emmener là où elles ne sauraient aller d'elles-mêmes. C'est ce que fait The Uprising en proposant un journal filmé d'une révolution dont le cycle complet s'effectue sur sept jours. C'est bien d'un cycle qu'il y va, car cette révolution ouvre, à la toute fin du récit, sur le même évènement climatique — lui-même porteur d'un mouvement circulaire de retour à soi — que celui par lequel elle a été lancée, et dont les images engagent une plasticité presque picturale par moment qui, comme tous les plans qui vont suivre, est tout entière déterminée par une carence, une défaillance de définition propre aux outils qui ont servi à la produire.

L'image devient agissante de représentative qu'elle était. Mais ce nouvel état, il faut pouvoir le dire, le montrer, c'est-à-dire, peu ou prou, le représenter. C'est là que le montage prend toute sa dimension, lequel permet de sculpter des images sans qualité, ce qui ne veut pas dire qu'elle ne disposent pas d'une beauté intrinsèque, qui est leur pauvreté même, et de prolonger une mise en scène qu'elles ne peuvent jamais qu'amorcer, suspendues qu'elles sont nécessairement par une violence qui, jaillissant de toutes parts, arrête en elles le processus de capture du réel. The Uprising propose ainsi une expérience cinématographique saisissante, en déployant dans le montage des espaces qui jusque là échappait aux images qu'il orchestre. C'est lui en effet qui peut introduire cette part de fiction inhérente à toute représentation, ou définir une mise en scène à partir d'éléments filmiques en attente d'être actualisés, et qui semblent avoir rejoint le film par effraction. Ainsi ce moment de pure comédie, où un homme se lamente, dans une performance quasi théâtrale, de l'injustice de tirs aériens venus troubler son ordre domestique et privé. S'il n'est l'auteur d'aucune des formes qui traversent son film, Peter Snowdon en taille une plus vaste qui les précise toutes, en les assumant et les dirigeant. Le film devient ainsi un moment d'assimilation, et les interventions du cinéaste, autant d'étapes de révélation du potentiel qu'une vidéo adoptée telle quelle, peut receler, mais qui reste le plus souvent étouffé par le réseau dans lequel cette vidéo s'intègre et pour lequel elle a été faite. The Uprising montre ainsi tout ce qui, dans la matière même du film, quelle que soit sa provenance et son initiale destination, respire, résiste, vibre enfin de rencontrer un acte à sa démesure, et capable d'accueillir, pour le restituer, cet excès qui la traverse.


| Auteur : Rodolphe Olcèse
| Artiste(s) : Peter Snowdon

Publié le 03/09/2014