Cinémas de l'intime - trois courts documentaires

Ces trois documentaires, qui posent à leur manière la question de la mise en scène de l’intimité, ont en commun d’être des expériences de rencontre, de traversée d’un dehors qui vient informer, en lui donnant une direction inattendue, le désir, plus ou moins explicite, mais qui habite sans doute tout projet de cinéma, de se faire film. Comment en effet pourrais-je filmer le monde sans m’y trouver d’une certaine manière ? Comment une situation, politique ou affective, que le cinéaste n’a pas choisie, devient-elle la sienne, et un lieu pour le film qu’il est en train de réaliser ? C’est la question que pose le documentaire de création en tant que tel – le passage du document à l’expression par le truchement d’une individualité – et que les trois films Ici, rien de Daphné Hérétakis, Aveuglés beuglent de Marie Vermillard et Nous n’irons pas à Buti d’Arnaud Dommerc nourrissent, chacun selon sa nécessité, en prenant le beau risque de la fragilité.

Ici, rien est un chant de désespoir. Daphné Hérétakis projetait, pour son film de fin d’étude, de faire le portrait d’un quartier d’Athènes, Exarhia, alors exposé à un phénomène de gentrification. Lorsqu’elle se rend en Grèce, en septembre 2008, elle retrouve son pays secoué par une crise dont les aboutissants, l’actualité en témoigne encore aujourd’hui, sont très incertains. Des manifestations sont réprimées, et un jeune adolescent de 15 ans est tué par la police. La réalisatrice est comme mise à demeure d’intégrer à son film une préoccupation politique qu’elle n’envisageait pas initialement. Tourné en super 8 et 16 mm, ce film fait communiquer des éclats et des formes très singuliers à des plans qui veulent documenter, à leur manière, une situation critique. Le mariage est heureux, entre les voix off qui prennent le temps d’inscrire une altérité et un vis-à-vis dans le film, et les séquences qui produisent, du fait de la pellicule super 8 notamment, format qui appelle souvent des plans brefs et fugitifs, une dimension très sensitive. Par ce geste de cinéma, Daphné Hérétakis fait rentrer dans son film, avec une délicatesse qui se conjugue très bien avec les mouvements heurtés de la super 8, une dimension intime et très personnelle. Ici, rien est un film brulé mais aussi irradiant, qui peut à la fois dire, avec sincérité et droiture, qu’il n’y a plus de soleil et témoigner de sa présence.

C’est avec un tout autre outil, mais lui aussi capable de produire des images adressées à notre sensitivité, que Marie Vermillard a récolté, une année durant, les bribes d’une réalité qui ne se donne pas uniformément à nous. Plus volontairement intimiste, dans son projet et dans son propos, Aveuglés beuglent permet à Marie Vermillard d’introduire, dans son parcours de cinéaste très au fait des procès longs et difficiles de fabrication de films destinés à l’exploitation en salle, une pratique qui procède par suspens et disjonctions. Avec un téléphone portable, dont l’imprécision du capteur en fait un point d’aveuglement, nécessaire dans la mesure où il permet de regarder autrement — voire de regarder enfin — une réalité dont nous ne voyons plus les contours à force de poser les yeux sur elle, la cinéaste cherche à esquisser un lieu de rencontre entre une individualité et le monde, son temps, les saisons, sa violence, la vacance qu’il autorise également. Lui aussi expression d’un désarroi, Aveuglés beuglent nous renvoie, dans sa simplicité même, au sentiment naïf d’exister.

Le film d’Arnaud Dommerc, sans doute parce qu’il cache quelque chose de son ambition profonde, et qu’il se donne comme un acte de résistance, est difficile à accueillir. Mise en en scène d’une solitude revendiquée, notamment par cet objet décidément cinématographique qu’est le téléphone, Nous n’irons pas à Buti est un film qui lui-même semble se tenir solitairement devant nous, et épouser ainsi parfaitement son sujet. Les partis pris de réalisation sont forts et assumés, au risque de nous perdre en route. Mais il faut sans doute cela pour, « traverser l’obscurité », et « dans la nuit noire », « toucher quelque chose », comme a pu l’écrire Jean-Pierre Rehm (1), retrouvant —volontairement ? — le vocabulaire de saint Jean de la Croix, qui peut assurément affleurer à l’occasion de ce film difficile et troublant. Et si cette forme opaque ne laisse pas voir à travers elle, elle se donne finalement à nous dans l’évidence de sa présence, et nous permet de saisir sans détour ni ambiguïté ce avec quoi elle se débat : le cinéma, ses puissances, le mouvement par où elles nous concernent.

(1) A l’occasion de la programmation du film au FID de Marseille, en 2008

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Ce texte a initialement été publié sur le blog de la recherche du Collège des Bernardins, suite à la programmation du Cycle Jeune création du 5 novembre 2012.


| Auteur : Rodolphe Olcèse
| Lieu(x) & Co : Collège des Bernardins

Publié le 02/09/2014