Comment filmer le monde et l’offrir à notre regard qui s’éveille et se développe à son contact ? Tout est trop grand et trop présent autour de nous pour pouvoir se résoudre intégralement dans un acte de représentation. Le réel, à travers les gestes humains de création, est adressé à notre vision et à notre imagination par un travail de morcellement et de fragmentation. C’est une manière de lui faire face en lui donnant forme. Ceci est vrai sans doute de toute pratique plastique, qui est nécessairement, qu’elle soit figurative ou abstraite, une opération de cadrage et ne peut restituer le monde qu’en prêtant attention aux détails dont il est constitué.
Le cinéma a cette caractéristique sans doute irremplaçable, et qu’il partage avec la photographie, d’être un art en immersion, tant et si bien que l’interroger sous l’angle de la liquidité, c’est peut-être essayer de le comprendre dans toute sa singularité. Dans La source, film de fin d’étude de Joude Gorani qui ouvrait la séance, saisir le visible, c’est se mouvoir avec lui, recueillir sa part d’agitation humaine, son évolution, manifeste quand on passe de la ville à sa périphérie. Construit comme une dérive au gré du fleuve, exposé au hasard des rencontres, ce film fait confiance, de manière aveugle et belle, à la sincérité de la présence de la cité et des êtres qui l’habitent, même lorsqu’elle semble meurtrie par la pauvreté et la fragilité. La source est fait de fragments de ville, de vies rencontrées dans un monde plusieurs fois vaincu par la folie guerrière.
La résonance avec le film d’Ismaïl Bahri est presque trop évidente, pour qui la fragmentation est moins un constat initial que le résultat d’un processus. Orientations est une déambulation urbaine, filmée en plan séquence, et guidée par un dispositif où se conjuguent clairvoyance et aveuglement. La caméra focalise sur un verre d’encre noire. La recherche conjointe de la bonne distance et de la juste position permet à la caméra de capter des images de la ville qui s’impriment progressivement sur la surface opaque pour disparaître aussitôt. Ismaïl Bahri montre, en réinventant un procédé photographique, que pour accueillir ce qui vient, nous devons y être disposés. La prise de vue nous engage, elle nous met en acte et nous travaille au plus intime de nous-mêmes.
Si le court film de Johanna Reich – A State of Crystal – se voulait, dans cette séance, comme une respiration, il a mis en évidence, avec Orientations, que les formes les mieux établies (la ville, ses routes et ses immeubles), peuvent être traversées par une précarité et une vulnérabilité essentielles. L’eau, comprise comme surface de réflexion, met en œuvre cette image ambiguë où l’évanescence et la permanence se mêlent, comme pour y inscrire l’enfance du monde. Dans les courts films de Helga Fanderl (Brunnen et Binsen), cette enfance n’est pas seulement le sujet des films, elle est aussi un état que le cinéaste doit retrouver. La curiosité pour les petites choses qui se jouent alentour est plus juste encore de se déployer par un acte de filmer lui-même simple et enfantin. Les films durent le temps d’une bobine super 8 mm, et le montage est produit directement au tournage. Dès lors, la fin soudaine d’un plan séquence attentif à la chorégraphie de jeunes enfants qui jouent autour d’une fontaine, ou la brièveté de courts plans sur des roseaux qui dansent dans le vent sont aussi une manière de mettre en évidence le nécessaire échappement du visible, qui sait finalement résister, de manière admirable et heureuse, à nos prises.
Comme Frontières d’Isabelle Lévénez, Elding est une lente et progressive immersion. Il s’agit, pour Marylène Negro, de nous rendre sensible à la disparition, à l’épuisement du regard auquel la beauté nous promet souvent. Comment dire ce qu’un tableau emporte de nous lorsque nous nous abandonnons à lui sans réserve ? Ici, il s’agit de l’Islande. Les images sont celles du bout d’un monde, où la solitude est portée à sa fine pointe, et se tient au seuil de sa propre disparition. Les paysages, dans la brume laiteuse qui les gagne, nous disent adieu, alors que la symphonie de verre jouée dans E la nave va (1983) de Fellini, ralentie, répétée de manière lancinante, semble, par un mouvement inverse de progressive apparition, occuper la place laissée vacante par cet évanouissement inouï du paysage. In fine, cette courte musique, quand elle retrouve sa dynamique initiale, agit comme un réveil, comme le prélude à un ultime regard posé sur ces terres d’Islande.
Scène H de Yuki Kawamura, selon une tout autre sensibilité, donne une image très immédiate et directe du devenir où nous sommes plongés. L’eau n’est plus, dans cet ultime film, un lieu où le monde s’imagine. Elle est la texture même du visible, cet écoulement ininterrompu qui nous emporte avec lui et nous envoie dans un océan de présence, parmi tant d’éclats miroitant à sa surface, et dont le cinéma peut sonder le mystère.
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Ce texte a initialement été publié sur le blog de la recherche du Collège des Bernardins, suite à la programmation du Cycle Jeune création du 4 juin 2012.