Arpenter, toucher, entendre, ouvrir parfois les yeux et saisir des éléments disparates du monde environnant, réaliser des instantanées qui se refusent aux émulsions argentiques ou aux trames digitales, qui prennent comme seul support la mémoire sensorielle, s’évanouissent avant même qu’il n’ait été possible de les saisir pleinement, se recomposent lentement derrière les paupières et nous taraudent avec l’insistance opaque des images rescapées des rêves. Un film sauvage, car toujours « à blanc », rhizomatique, protéiforme, source intarissable de fictions toujours au stade inaugural, pourrait s’écrire au terme de chacune des actualisations de Walks, Hands, Eyes. Mais Myriam Lefkowitz s’intéresse avant tout aux expériences sensorielles enclenchées par son dispositif. Ces balades silencieuses proposées en toute simplicité, les yeux fermés, une heure dans la ville, ouvrent des voies insoupçonnables, amorcent des processus qui peuvent aller loin, tout en laissant à chacun la totale liberté de donner du sens à son parcours.
Les lignes qui suivent relèvent donc d’une expérience hautement subjective, de surcroit contaminée par les réflexions d’Ismail Bahri sur Percées et Ellipses, son travail en cours, qui n’a de cesse à repousser l’image vidéo dans ses retranchements et de reconduire, à coup d’infimes embrassures lumineuses, le dispositif filmique vers une radicale perméabilité au monde.
Les Laboratoires d’Aubervilliers sont l’épicentre du dispositif sensoriel proposé par Myriam Lefkowitz, artiste actuellement en résidence. C’est ici que le rendez-vous a lieu un jour de printemps. A l’heure dite quelqu’un m’y attend donc pour m’amener les yeux fermés à travers la ville. Il s’agit d’un performeur et ce simple fait rajoute à l’expérience une nouvelle dimension que je n’étais pas forcement prête à assumer : il n’est pas anodin de se faire prendre par la main, de se laisser conduire. La grande proximité induite par ce geste simple fait remonter inévitablement des affects irrémédiablement liés à l’amour, dans ses différents déclinaisons : amical, sensuel ou filial. Des projections viennent se greffer sur cet acte performatif, travaillé en son cœur par l’idée de confiance.
Quelques mots suffissent pour exposer le protocole, je ferme les yeux, j’attends. Le contact ne vient pas de suite. Je me saisis pleinement de ce bref moment de flottement, instant liminaire, à la lisière de l’expérience qui est en train de démarrer : je me recentre, je pose ma respiration, je détends mon visage. Et ça commence. Mon corps devient partie prenante de cette machine performative qui va arpenter la ville en se glissant dans ses plis et interstices aveugles, à contre-courant ou emporté dans ses flux, assailli par ses bruits et ses odeurs.
Les odeurs sont justement saisissantes dans ce quartier populaire, au carrefour des différentes cultures. Nous ne sommes pas loin de l’heure du déjeuner : la soupe, les beignets, le pain chaud, les ordures, le parfum pas cher posent en traits persistants l’esquisse d’un territoire qui se dérobe au regard.
Les éléments atmosphériques participent pleinement de notre jeu avec la géographie fuyante de la ville. Je manifeste un tropisme irrésistible vers le soleil. Derrière les paupières fermées je savoure les couleurs de la lumière, gagnée par leur densité laiteuse. Des nuages suspendent parfois de manière abrupte cette sensation de flottement. Au détour d’un passage étroit et ombragé, le vent pèse étonnement sur mon visage.
Avancer devient très vite une question de rythme. Je me cale sur celui de mon guide – j’avance vite, assurée, je sens quand il s’arrête ou quand il ralentit. Il ne fait jamais de gestes brusques. En ce qui me concerne, perdre le rythme entrainerait une perte d’équilibre, j’aurais même du mal à tenir debout. Le toucher des mains continue à me gêner, je cherche un contact neutre, sans m’agripper, ni trop serrer. Il joue aussi : me conduit parfois du bouts des doigts, me lâche à quelques moments – je le sens à côté ou derrière moi, je continue, je l’arrête et cherche le soleil, je sais qu’il va venir.
C’est une question de seuils : ateliers et boutiques, cours intérieures et passages privatifs. Tâtonner des marches, entendre un code digital, sentir une grille, buter contre une porte, se retrouver la main sur une poignée et instinctivement essayer de l’ouvrir, tout cela confère une l’intuition précise des changements de statut de l’espace, des différents glissements entre public et privé.
Des images, dans le sens rétinien du mot, égrainent avec une savante parcimonie le parcours. Mon visage et mon corps tout entier deviennent un outil de capture. Une flaque d’eau et le ciel qui s’y reflète – je pense de nouveau à Ismail Bahri, et à son miroir d’encre noire, dans Orientations –, un amas de pigeons que le bruit frémissant ne laissait pas présager, très vite, une femme qui les nourrit – image explicative, trop peut être, ou au contraire, marqueur assumé d’un début fiction ? Au fond d’un passage, mes yeux s’ouvrent sur la vue frontale d’une petite fille aux yeux bridés. Au milieu du trottoir, intempestivement, un passant me sourit de très près.
Ouvrir – l’image ainsi saisie est nécessairement brulée. Hâtive, elle emprunte les nuances d’une photo « cramée ». Suivant les injonctions de mon guide, les yeux se ferment parfois instantanément, sans avoir eu le temps de focaliser, de trouver un point d’entrée dans l’image, de structurer le cadre. Tout vient à moi très vite, je dois m’en saisir – on ouvre, on se laisse impressionner. Il y va d’une image primaire, image affect, qui s’agence d’une manière qui m’échappe dans l’instant. Une fois les yeux fermés, elle continue son chemin, il faut du temps pour comprendre comment elle est construite ou imaginée par celui qui vous la propose. Il arrive parfois de la com-prendre sur le champ : peut être que cette contre-plongée vers le haut d’une barre d’habitation était trop formaliste ? Ou, au contraire, la soudaine présence de ce visage dans ses moindres détails s’impose avec l’intensité d’un rêve. Un regard d’ensemble permet de situer toute une séquence et pose ainsi les germes d’une possible fiction. Et parmi toutes ces percées, une seule image vécue pleinement, jusqu’à la moindre cellule et pourtant impossible à prendre, celle du visage échaudé en plein soleil, les yeux comme ouverts à travers les paupières, dans une ample respiration de lumière, douce et intense, sans aveuglement.
Sait-on jamais dans une obscurité pareille, pendant immobile et aveugle, mais autrement mouvementé de la balade silencieuse, travaille sur le lent, le patient dépôt de sensations à peine devinées. Invitation est lancée à chacun de l’expérimenter lors de l’un des prochains rendez-vous que l’artiste propose aux Laboratoires d'Aubervilliers, une fois par semaine, jusqu’à la fin décembre.
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Walks, Hands, Eyes (Aubervilliers) et Sait-on jamais dans une obscurité pareille, à partir du 23, septembre, un rendez-vous par mois jusqu’à décembre 2014
http://www.leslaboratoires.org