Le dernier film de Sergei Loznitsa n’a pas de titre. Il porte un nom, celui d’un lieu, qui est aussi celui d’une révolution : « Maïdan ». Une révolution a-t-elle jamais (un) lieu ? Quelle est la relation du lieu au nom, et du nom à l’événement ?
On le sait, à force de l’avoir entendu partout depuis la révolution tunisienne jusqu’au récent bouleversement ukrainien, les révolutions ont lieu désormais sur les réseaux. Elles se pensent, s’organisent, s’accomplissent en réseau. The Uprising (2013), film de Peter Snowdon composé de vidéos glanées sur Internet (récemment programmé aux États Généraux du Documentaire à Lussas, nous en avons parlé ici-même), est à cet égard exemplaire. Il montre que la révolution arabe a bien eu lieu et qu’elle s’est faite en ligne. Sur Youtube, Facebook, Twitter, quelque chose est apparu qui jusque là n’était pas perceptible : une communauté de destins pourtant singuliers et isolés. Un même désir, de mêmes gestes, de mêmes formes, de mêmes larmes. Et ce ne fut visible (ça ne l’est encore) que là, sur le réseau. Comme le soulignait cet été un article saoudien (repris dans le numéro 1239 de Courrier International), bien que le chaos ait succédé à la libération, ces images ont changé quelque chose, définitivement, ne serait-ce que dans l’imaginaire collectif. The Uprising nous amène à éprouver, très concrètement, par le biais du montage, la force utopique du réseau et à réaliser l’avènement d’une nouvelle ère (« aire » est aussi vrai) politique.
Peter Snowdon, dans l’entretien qu’il m’a récemment accordé, s’interroge : que signifie être « cinéaste » à l’heure où tout un chacun photographie et filme au quotidien ? C’est aussi la question de Loznitsa, auquel il répond justement avec Maïdan « en cinéaste ». Tous les plans du film, à deux exceptions près, sont fixes. Ils témoignent de ce que nous venons de dire, à savoir qu’en 2014 une révolution se fait autant avec des pierres qu’avec des téléphones portables, appareils servant à communiquer, à filmer, mais aussi à se signaler, puisqu’ils font office de cierges dans la dernière séquence montrant les obsèques des révolutionnaires tombés sur les barricades. Le cinéma commencerait, lui, avec le décadrage. C’est ce qui le distingue dans Maïdan du journalisme (on aperçoit en permanence des photographes, des caméramans pointer leur objectif sur leur sujet) et de l’activisme (les manifestants brandissent leurs téléphones « comme des armes », pour reprendre l’expression de Peter Snowdon). Il ne serait pas « prise de position », « choix d’un point de vue », comme on l’a longtemps cru (c’est notre fameuse « affaire de morale »), mais plutôt « ouverture », littéralement « exposition » [1]. La morale tient ici précisément au fait de ne pas viser, de ne pas prendre sa caméra pour une arme, mais de s’exposer (jusqu’au risque physique, qui s’aperçoit lorsque le cinéaste est obligé de bouger pour éviter l’asphyxie au gaz lacrymogène) à ce qui se passe. Le témoignage n’est pas lié à une intention, ce n’est pas une dénonciation. Il ne le devient qu’en réponse au fascisme : lorsqu’on tire sur les manifestants, Loznitsa tourne sa caméra pour montrer d’où viennent les tirs. Sa démarche est éthique, viscéralement. Je pense à ces hommes et femmes qui n’ont revendiqué leur judaïsme qu’en réponse aux persécutions nazies…
Pour en revenir au cinéma, les films de Snowdon et Loznitsa ont pour point commun d’en faire une question de place (et non de position) et de performance (et non de représentation). Quelle est ma place ? Comment agir ? Ce ne sont pas des films « d’auteur » (ou bien alors faut-il réviser entièrement la notion d’auteur) mais de spectateur (il faudrait en même temps réviser celle-ci). Ils ne montrent pas, ils regardent. C’est en cela qu’ils collent à notre époque de renversements, en réalisant ce que Gilles Deleuze appelait déjà de ses vœux en 1977 : « dégager des fonctions créatrices qui ne passeraient plus par la fonction-auteur ». Avec Felix Guattari, ils souhaitaient qu’arrive une littérature « mineure », où tout prendrait une valeur collective. Aussi devrions-nous nous réjouir qu’avec l’apparition du numérique et des réseaux le cinéma soit bel et bien devenu un art mineur.