Dans le foisonnement de cette 26e édition des Etats Généraux du film documentaire, la section Histoire de doc, consacrée cette année à l'Italie, s’impose comme un rendez-vous à ne pas manquer au fil du festival. Federico Rossin, critique et programmateur, a choisi des œuvres rares, qui témoignent tout autant des réalités d’un pays pris dans des changements radicaux, que des différentes manières d’approcher, de saisir et de rendre compte de ces bouleversements. Les plus audacieuses recherches formelles s’enracinent dans le quotidien, des grandes villes comme des campagnes éloignées. Il y aurait énormément à dire sur les relations complexes qu’entretient la veine documentaire avec le cinéma de fiction italien. Roberto Rossellini et Pier Paolo Pasolini sont des références finalement trop attendues, le festival a déjà mis à l’honneur ces auteurs incontournables à différentes reprises. Michelangelo Antonioni et Luchino Visconti sont d’ailleurs présents dans la programmation, avec deux essais quasi-introuvables. Des films singuliers et précieux marquent cette traversée du cinéma documentaire italien que Federico Rossin orchestre en sept étapes, de la tentation formaliste et le ton de propagande inhérents à la période fasciste jusqu’aux pratiques expérimentales des années 80, avant que le documentaire ne devienne l’ennemi juré de la télévision de Berlusconi.
Sud et magie et Les années 80 : entre misère, résistance et mémoire sont deux séances qui retiendront tout particulièrement notre attention. Il y va tout d’abord de l’urgence de l’acte de filmer : dans l’après-guerre, tout un monde est en train de disparaître. La fibre anthropologique ne verse pas pour autant dans l’exotisme et le misérabilisme, s’épanouit au contraire les yeux tournés vers l’art cinématographique de Dreyer ou d’Eisenstein. Le programme est pensé comme un véritable parcours. Un premier film pose le cadre et affiche le ton : la Sicile, ses cactus, ses citronniers, la neige sur ses volcans – une profusion d’histoires et de détails bariolés. Un deuxième opus nous entraine à Palerme, avec ses ruelles fourmillantes, ses « arrange-affaires » aux aguets et ses cours étroites qui accueillent de surprenants autels improvisés, à l’honneur de Saint Josef, par exemple. Le climax est très vite atteint avec Processioni in Sicilia (1964, 35mm, 12’), chef-d’œuvre qui enclenche des chocs fulgurants d’images dans un rythme effréné, tourbillonnaire. C’est pourtant à partir d’images fixes que travaille Michele Gandin, l’un de plus importants documentaristes italiens des années 40 à 70. Les photographies réalisées par Ferdinando Scianna en 1963 lors de différentes cérémonies rituelles dans le Sud de l’Italie respirent ce mouvement suspendu, extatique. La caméra va chercher dans ce magma figé des passions collectives le détail, le cri, le paroxysme. Des visages en pleurs, des masques de procession, des statues sérénissimes de saints se mélangent dans une ronde furieuse, explosive. Le réalisateur travaille le gros plan : des bouches édentées, des orbites béantes, des mains crispées tendues vers le salut – l’image est poussée dans ses retranchements : le flou, le grain se remplissent du hurlement muet de l’extase.
Les autres films du programme vont décliner, chacun à sa manière, ce terrible moment d’intensité cinématographique. Un dernier opus ira jusqu’à cristalliser des germes de fiction autour de situations quotidiennes qui, de par la force de leurs protagonistes et du regard aiguisé de l’auteur, lequel assume pleinement son rôle, deviennent à proprement parler iconiques. Nous ne pouvons en dire davantage, tenus que nous sommes par le secret (partagé par les heureux spectateurs ayant pu assister à cette séance) autour de ce film sauvage, bouillonnant, trop rare.
Une même audace investit d’autres formes dans les années 80. Œuvre libérée de tout pathos et sans concessions, Panni sporchi, réalisé par Giuseppe Bertolucci (1980, 16mm, 99’) prend le pouls d’un monde désenchanté, qui ne cache plus ses plaies.
La parole subjective, souvent douloureuse, car accompagnée par des aveux tranchants, le regard caméra, l’adresse à la personne qui se tient derrière elle, nous entrainent dans la saisissante expérience d’une nécessité de dire, d’une urgence autrement existentielle. Le dispositif minimaliste, frontal, accentue l’intuition que ce qui se joue devant la caméra a trait à la vie et à la mort, à l’amour – charnel, auto-censuré, monnayé, impérieux, vécu par tous les pores. Des choix radicaux disent leur nom dans D’amore si vive de Silvano Agosti (1983, vidéo, 93’). Superbe dans sa simplicité à la fois magnétique et nonchalante, Lola, transexuel fascinante, la trentaine, bouleverse les codes du documentaire, expose le réalisateur dans sa position impassible, quelque peu inquisitrice, et renvoie chaque spectateur à ses plus intimes questionnements. Sensuelle, facétieuse, démesurée dans ses emportements, Pythie de notre temps.