Il n’y a d’épreuves qu’irréversibles. Quelque chose qui vient d’elles fait de nous ce que nous sommes. Une fracture, fut-elle irréparable, a ceci d’inouï qu’elle peut ouvrir notre existence à ce qu’elle n’accueillerait pas d’elle même et charger notre voix de porter des événements dont elle ne connaît ni les sources pro- fondes ni la portée véritable. C’est sans doute qu’elle doit les ignorer pour parler en vérité.
Le cinéma peut-il naître d’une fracture ? Peut-il faire fracture ? Peut-il être fracture ? A ces trois questions, Les vagabonds des étoiles adressent un oui à la fois généreux et intransigeant. Les vagabonds des étoiles, non pas tant le film que les personnages qui, le traversant, lui donne forme et consistance.
Dans le milieu des années 1980, Claude et Blaise Othnin-Girard, qui projettent un film sur le milieu psychiatrique, partent à la rencontre des pensionnaires d’un asile à Mâcon. Les images qui y sont faites sont autant d’efforts pour interroger le sens du cinéma : pourquoi faisons nous des films ? Où nos films peuvent-ils bien nous conduire ? Qu’avons nous été devant celles et ceux que nous avons filmé ? Dans Les vagabonds des étoiles, la position du cinéaste n’est pas évidente. Elle est même déséquilibrée. Le cinéaste est dans son propre film à l’état de question. Nous pensons voir des aliénés, mais ce sont eux qui nous regardent. Ils interrogent la caméra comme instrument posé ici et maintenant. Le moindre de leur regard dit à qui veut l’entendre que le cinéma ne va pas de soi. Le coup porte et Blaise Othnin-Girard ne s’y soustrait pas : 25 ans après que ces images aient été tournées, il s’en empare pour faire, avec elles, un second film.
Il y a quelque chose de violent et de beau à la fois dans ce film. C’est d’abord la frontalité des prises de vues. Nous sommes dans l’asile, les pensionnaires tournent autour de la caméra. Leur présence, dans cet espace d’enferment, comprend et embrasse d’emblée le regard que nous portons sur elle. C’est déjà une leçon d’humanité. Mais au-delà de l’intrusion d’une caméra dans un espace qui en proscrit a priori l’usage, il y va, avec Les vagabonds des étoiles, d’une épreuve cinématographique. Mais précisément, qu’est-ce qu’une épreuve ?
L’épreuve, avant d’être une expérience douloureuse ou difficile, est le lieu d’une manifestation. J’éprouve une chose pour qu’elle me montre ce qu’elle est, finalement. Comme dans l’imprimerie ou la photographie. Réciproquement, je juge éprouvante une situation qui, pour solliciter en moi des actes ou des qualités qui ne me sont pas familières, devient pour moi le lieu d’une probation.
Le film de Blaise Othnin-Girard est une épreuve au sens passif comme au sens actif : il est à la fois fracturé et fracturant, une ouverture sur et par des visages vers lesquels nous ne serions jamais allés, que nous n’aurions jamais su regarder si une caméra ne s’était laissée approcher, juger et circonscrire dans cet espace de réclusion. Et l’accueil qu’à notre tour nous accordons ou non à ces vagabonds dit quelque chose de ce que nous sommes. Au contact de leurs viscères ce sont nos propres viscères qui sont convoquées.
Le film s’attache aussi bien à des scènes de vie collective — re- pas, sortie en ville, déménagement d’une partie de l’hospice à la fermeture d’un bâtiment — qu’au récit de certains personnages, tel Michel, dont nous comprenons qu’il a atterri dans l’hospice de Mâcon suite à des difficultés sociales nées, sur son lieu de travail notamment, de son homosexualité. Sa parole est précise, tranchante. Il dit la crainte qu’il a de voir son intelligence fléchir au contact des psychiatres et autres médecins de l’âme humaine. D’autres personnages vont et viennent et sont souvent filmés selon un même rapport de cadre : le plan moyen, qui nous permet de les voir exister indépendamment du contexte immédiat où ils se trouvent. Peu importe que nous soyons en 1985 ou à quelque autre période, une part infime de leur destin vient rejoindre notre présent et veut la vitalité de notre regard pour s’accomplir en vérité. Et ces portraits, parce que du temps leur est donné, ont la puissance de séquences qui chacune vont au-delà du film et le poussent ainsi à toujours se dépasser. Il ne leur manque rien, et dans cette parcelle qu’elles sont, elles épuisent tout le sens et aussi toute la beauté du film. C’est ce qui fait des Vagabonds des étoiles une œuvre elle même épuisante et qui pourtant nous donne un sou!le que peu de films connaissent.
Sous-titré «première époque : l’aliéné», et placé sous le patronage des voix conjointes d’Antonin Artaud et de Jean-Louis Trintignant, ce film attend un prolongement. La blessure d’où il vient, et qui a conduit Blaise Othnin-Girard à filmer entre ces mêmes murs pendant presque vingt ans, cette blessure qui dessille les yeux et fait s’entrouvrir les lèvres, est sans doute trop profonde pour nous être donnée et se résoudre soudainement dans un seul ouvrage. Le chemin s’est ouvert. Il faut encore y claudiquer.
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Ce texte a initialiement été publié dans la revue étoilements n°7, en juin 2009.