Les deux dates au festival Week-end international à la Cité étaient l’occasion très attendue d’une première présentation publique d’un travail entamé en 2012. La veille, l’ensemble des équipes artistiques, techniques et administratives du Théâtre de la Cité Internationale votait la grève, manifestant ainsi le refus d’une précarisation générale de l’emploi, au delà du régime spécifique de l’intermittence. C’est la voix étouffée d’émotion que César Vayssié monte sur le plateau de la Coupole pour rejoindre ses jeunes comédiens. ouvertuRepublique aura quand même lieu ce samedi de grève, d’une manière inattendue, mais tout autant saisissante. L’urgence et la nécessité impérieuse d’agir que porte cette création nous parviennent telle une évidence à l’heure où le contexte social, politique, économique s’impose sur les plateaux de théâtre. « Nous sommes ensemble face à un bloc d’abîmes ». Ces mots, dits avec une rage contenue, le regard planté dans l’objectif d’une caméra, dans UFE #1 Conférence de presse, trouvent un terrible écho en nous, spectateurs. Ils ébranlent, exhortent la prise de conscience. "Faudra s’organiser", le refrain qui rythme UFE # Audition, résonne de manière troublante dans le contexte actuel. Tout était là depuis la première rencontre avec les futurs protagonistes d’UN FILM EVENEMENT. Un engagement sans faille est venu renforcer cette puissante intuition. Cette création, qui travaille à la lisière de la danse, du théâtre et des arts visuels, saisit avec une infinie justesse la tourmente de notre société contemporaine.
Ce jour de grève active, ils ont choisi de témoigner d’une expérience de vie et de recherche approfondie au fil de diverses résidences artistiques, du Musée de la Danse à Rennes au Centre Chorégraphique National de Montpellier, en passant par la Ménagerie de verre. Des films courts enthousiasmants constituent d’ores et déjà une inestimable archive. Les jeunes comédiens reviennent sur certains de ces moments. Leur parole est vive, parfois drôle, parfois un peu embrouillée, toujours émouvante. Elle devient grave, claire et brulante quand elle prend à la bras le corps les questions qui traversent le temps présent.
Sous la coupole du Théâtre de la Cité Internationale la rencontre s’est produite. Loin d’être englouti par la tempête, la création en sort aguerrie, confirmée dans sa terrible accuité. UFE regarde droit dans les yeux de l’épicentre du monde contemporain.
ABLC : UN FILM EVENEMENT se situe au croisement des arts visuels et des arts vivants. Parlez nous de la genèse de ce projet, à l’aune de votre parcours qui multiplie les aller-retours entre le cinéma, la danse et le théâtre.
César Vayssié : Au début, il y avait tout simplement l’envie de faire un film, une fiction, mais à ma manière, en employant une écriture poétique, abstraite, différente. Je ne me sens pas à l’aise avec l’organisation habituelle de la production cinématographique. Je voulais ménager un vrai temps de recherche et de répétitions, préserver un certain aspect très empirique de ce travail. Actuellement le cinéma ne permet pas ce genre de démarche. Je me suis rendu compte que tout au long de mon parcours – je fais des films, mais je collabore aussi beaucoup avec le spectacle vivant –, j’étais davantage touché par ce que je voyais dans le spectacle vivant que par le cinéma. J’ai toujours envie d’y ramener certaines formes que je vois dans les pièces de danse ou de théâtre. Je trouve que les formes du cinéma en ce moment, même dans le cinéma expérimental, sont particulièrement usées.
ABLC : Pouvez vous préciser ce qui vous intéresse dans le spectacle vivant ? Qu’est-ce qui pourrait nourrir le cinéma, renouveler ses manières de faire ?
César Vayssié : J’apprécie énormément le travail de certains chorégraphes contemporains qui ont sorti la danse des images clichées. J’ai un parcours très lié à Boris Charmatz, depuis le début. J’ai déjà fait des films d’après ses chorégraphies. Nous avons essayé d’aller vers la fiction à partir de pièces chorégraphiques, inscrire le danseur dans le réel, jouer avec la matière du réel, créer des dramaturgies par rapport à des choix de cadres, des choix de décors, imaginer une confrontation de la danse avec ses différents contextes possibles. Le travail du corps offre une matière très intéressante chez certains chorégraphes contemporains, Xavier Le Roy ou encore Jérôme Bel, pour ne citer qu’eux, qui ne travaillent pas la danse au sens de sa virtuosité. Tout ce travail est à mélanger avec le jeu du comédien. Il y a des figures, des images scéniques qui m’intéressent également dans le théâtre et je pense à mon lien avec Philippe Quesne qui est lui-même inspiré par le cinéma – Kaurismaki dans la lenteur et ses ambiances, par exemple. D’ailleurs, avant de rencontrer Philippe, je me disais que j’aimerais faire ce type d’images dans le cinéma, notamment par le rythme qu’elles déploient, ou encore la manière dont elles utilisent les corps.
Par ailleurs, j’ai aussi beaucoup filmé la danse, je voyais donc les possibilités d’une écriture chorégraphique vraiment intéressante et j’ai compris que mon projet cinématographique devait passer par un processus de travail proche du spectacle vivant. Chercher des choses, écrire des scénarios à partir des matériaux accumulés dans ces recherches, faire exister des comédiens sur un plateau, les faire danser, leur trouver des exercices et des dispositifs chorégraphiques. L’idée était de construire un film, mais pour ce faire, il était important pour moi d’entrer, bien en amont, dans une logique de résidence de création, pour qu’à partir des éléments de texte déjà, nous puissions aborder le travail de jeu en convoquant la danse et l’investissement du corps. Le sujet du film porte sur la notion d’engagement – politique, artistique et amoureux. Il y avait une évidence : le corps était l’élément commun à ces trois formes d’engagement. Aller au bout de sa pensée politique entraine la mise en danger du corps, quand on est prêt à donner sa vie ou devenir hors la loi. Evidement le rapport amoureux et l’art nécessitent un engagement du corps et je ne parle pas seulement des arts vivants. Je suis parti de cette évidence.
L’histoire de départ, une fiction assez classique, concerne un groupe de jeunes gens d’aujourd’hui qui réfléchissent à un projet politique et artistique pour changer la société. Je voulais qu’avant de tourner le film, les comédiens forment déjà un groupe dans la vie, se connaissent vraiment, aient des habitudes ensemble, se soient touché, aient partagé des choses ensemble. Je voulais aussi qu’ils aient vécu des expériences d’engagement du corps très différentes à travers la danse. Encore une fois, le corps est emblématique de cette notion d’engagement, ce qui se traduit en termes d’images et de cinéma par une recherche des ses limites. En incluant dans le travail de jeu des consignes corporelles qui l’influencent nécéssairement, nous allons plus loin, vers autre chose. Il s’agit de ramener du vivant – au sens de spectacle vivant – de l’immédiateté, cette énergie de l’instant, pour faire une image.
ABLC : Comment l’idée s’est imposée-t-elle de travailler avec des comédiens que vous conduisez vers la danse et non pas directement avec des danseurs ?
César Vayssié : Au départ je voulais travailler avec des non-comédiens. Je voulais surtout des gens un peu jeunes. J’ai passé des auditions, auxquelles des comédiens se sont présentés. J’ai également choisi des personnes qui n’avaient aucune expérience de jeu. Je ne voulais pas de danseurs. Je cherchais une virginité de la danse. Il ne s’agissait pas de trouver une virtuosité chorégraphique, ni de partir de personnes qui avaient déjà des acquis et des savoirs-faire. Je voulais des gens qui soient confrontés à la danse pour la première fois et qui engagent leur corps dans des situations dont ils n’ont pas l’habitude, perturber leurs habitudes de comédien ou ce qu’ils imaginent être en tant que comédien.
Par contre, j’ai invité des chorégraphes à venir partager les répétitions et à proposer des consignes, des exercices, des gestes qui pouvaient concerner le groupe : comment faire exister un groupe ensemble ? Comment un groupe se comporte-t-il ? Quelles relations corporelles peuvent s’installer ? Comment chacun réagit-il individuellement et en groupe ? Des éléments qui permettaient d’aborder des scènes de jeu fictives, avec des dialogues, en intégrant des consignes chorégraphiques qui d’un seul coup perturbaient la volonté de jouer, la ramenaient vers autre chose.
ABLC : Une vidéo que vous avez réalisé revient sur le training au Musée de la danse avec Dimitri Chamblas. Il y a également eu un workshop au CCN de Montpellier avec Mathilde Monnier, des séances de travail à la Ménagerie de verre avec François Chaignaud et tout dernièrement à la Villette avec Jung Ae Kim. Pouvez vous nous en dire un peu plus ?
César Vayssié : Dimitri Chamblas est intervenu lors de la toute première résidence à Rennes, au Musée de la danse. C’était la première fois que le groupe se rencontrait. Nous sommes partis de l’idée faire entrer les interpètes en contact, de les faire se toucher, se bousculer, se caresser, se masser. Il y avait quelque chose de très physique dans ce travail. Nous avons aussi travaillé des scènes qui font partie du scénario, par exemple une bagarre générale, à dix. Je voulais que cette scène soit faite autrement qu’avec des cascadeurs ou des effets, car elle porte toute une charge allégorique : comment un groupe d’amis peut-il, à un moment donné, se déchirer ? On ne sait pas si c’est de la passion, un mélange d’émotions très fortes… Il fallait trouver une forme entre quelque chose de physique et sensuel et quelque chose de violent, qui implique tout le monde et qui raconte ce qu’il peut y avoir d’absurde dans un dialogue commun. Avec Dimitri, nous avons travaillé au premier degré. Qu’est ce que c’est de pousser l’autre, se faire pousser, comment harmoniser tout cela, comment ne pas se faire mal, mais tout de même investir le corps… Nous avons fait aussi des trainings classiques de danse contemporaine : apprendre comment s’échauffer, tomber, être souple, être doux et violent à la fois avec l’autre. Tout ce travail a donné un objet chorégraphique en soi, un moment de danse qui va exprimer plein de choses dans le film. Il s’agissait juste d’une étape, le tout début.
Mathilde Monnier a beaucoup travaillé sur le groupe, elle a ramené des exercices très simples qui changeaient complètement le dispositif, par exemple des contraintes physiques, dont certaines sont issues de Twin Paradox, sa dernière création, où les couples sont toujours enchainés pendant une heure et demi. Elle s’est aussi attardée sur les manières de marcher ensemble, de se suivre, créer des dynamiques, se porter, chercher des relations corporelles.
François Chaignaud, lors des séances à la Ménagerie de verre, nous a proposé des choses complètement différentes. Nous avons travaillé sur des façons de s’échauffer, de se concentrer, sur le protocole et un certain cérémonial du travail à mettre en place pour le moindre exercice. Par exemple, la fin était toujours marquée par un salut. Il a insisté sur cette idée que même dans le travail de répétition, nous devons trouver une forme juste. Avant de rentrer dans la fiction ou d’entamer la danse, il y a un cérémonial du fait d’être ensemble. Le moindre geste fait partie du projet. Le projet d’art, le projet de vie et le projet politique avancent en parallèle. C’est d’ailleurs le sujet de la fiction UN FILM EVENEMENT, et il s’enracine également dans la vie réelle : la petite société qui se forme, l’objectif commun, une façon de vivre ensemble, le respect des autres et aussi les frictions inhérentes.
ABLC : Comment s’est mis en place ce principe des résidences ? Combien de jours durent-elles et à quelle fréquence ?
César Vayssié : Après des auditions en 2011, la première résidence a eu lieu en septembre 2012. Depuis nous nous retrouvons régulièrement pour des séances de travail d’une semaine environ. J’ai imaginé le programme exprès pour concentrer ces expériences. Chacune de ces périodes pose aussi la question de la vie en communauté. Le sujet se confond avec le processus : ces jeunes gens ont formé un groupe, nous avons vécu des choses ensemble. Je ne voulais pas des résidences très longues. Il était important pour moi que nous ayons le temps de faire plein de choses et que nous ayons aussi le temps d’oublier. Le groupe se reforme pour les résidences, sinon nous nous voyons très peu entre les périodes de travail.
ABLC : Vous avez imaginé une fiction, un dispositif qui, dès-lors qu’il se met en place, devient autonome, se nourrit des expériences quotidiennes, s’autogénère.
César Vayssié : Il s’agit d’une dramaturgie complexe parce que nous essayons de suivre à la fois tous les aspects : au départ un sujet de film, maintenant ce groupe de jeunes gens, sans perdre de vue la fiction que nous allons tourner avant la fin de l’année. La performance présentée au Théâtre de la Cité Internationale dit quelque chose de la manière dont nous avons travaillé, mais cela est fait de façon scénarisée. Il ne s’agit plus de personnages de fiction, mais de comédiens qui vivent ensemble et cherchent comment jouer ensemble. La frontière est toujours très floue.
ABLC : Est ce qu’il arrive parfois que la vie déborde le dispositif et qu’il soit nécessaire d’intervenir pour renforcer, réaffirmer la fiction ?
César Vayssié : Cela fait partie du processus. Les comédiens sont parfois perdus, ils ne savent plus si c’est eux ou les personnages. J’aime laisser une certaine ambigüité à tous les niveaux. D’ailleurs, entre les arts visuels et les arts vivants, en ce qui concerne cette programmation au Théâtre de la Cité Internationale, personne n’a su quoi mettre – performance, théâtre, danse… Cela m’arrange bien. Il s’agit d’un acte volontaire, j’aime bien l’idée de ne pas être classé dans une catégorie.
ABLC : Quant à la caméra, quelle est sa place lors de ces périodes de travail ?
César Vayssié : Normalement, il n’était pas prévu de filmer pendant les répétitions. Je l’ai surtout fait dans une logique d’archivage. Rien n’a été organisé pour la caméra. Par contre, je vis avec une caméra, j’en ai l’habitude, c’est un outil qui me sert aussi à prendre des notes. Il y aura peut-être des traces de ce travail dans la fiction finale. Par contre, au tournage, nous allons ramener tous ces matériaux dans un endroit précis, dans des cadres délimités, avec l’idée d’en produire une image qui puisse retrouver cette énergie, ce sentiment de vie. Je vais privilégier un tournage rapide, presque du one shot, sans en faire pour autant un dogme. L’essentiel est de se défaire de toute la lourdeur de la mise en place, de la machine cinématographique, d’accepter l’aléatoire, de se caler sur les rythmes du vivant.
ABLC : Tout ce matériau énorme que vous avez accumulé, comment prend-il forme ? Pour ces dates au Théâtre de la Cité Internationale, est-ce qu’il s’agit juste d’une version de travail, d’un concentré, d’un extrait ?
César Vayssié : Nous allons donner à voir très peu de choses par rapport à tout ce que nous avons déjà fait. ouvertuRepublique est juste une étape de travail d’une version complète qui sera créée en 2015 et associée au film fini. En ce qui concerne UN FILM EVENEMENT, le but est d’offrir aux spectateurs qui vont voir le film, un temps, le ressenti, le sentiment, l’expérience du vivant, pour les plonger ensuite dans une expérience visuelle. C’est important qu’ils aient ressenti l’énergie des comédiens avant de regarder le film expérimental.
L’idée de cette performance au Théâtre de la Cité Internationale est de montrer comment nous avons travaillé, présenter certains matériaux, de véritables expériences transposées pour la scène. Il s’agit de faire passer cette idée de recherche d’un dispositif inédit pour trouver de nouvelles façons de jouer. La performance tient donc aussi un peu de la fiction, même si elle puise dans de véritables exercices que nous avons faits. Reproduire un workshop, comme ceux que nous avons fait à la Ménagerie de verre, au Musée de la danse, au CCN Montpellier ou à la Villette – investir une salle de spectacle, y travailler, essayer des choses, donner à entendre des bouts de dialogue du film à venir –montrer un travail en train de se faire, tout en faisant oeuvre, au delà de l’aspect documentaire, sans le côté making-off. Le matériau documentaire devient le point de départ d’une fiction, d’une « réalité reconstituée ».
ABLC : Dans la note d’intention du film vous écrivez : « Croiser les esthe?tiques, l’une re?aliste, l’autre reconstitue?e (au sens que Pierre Huyghe donne au terme) ou? les proce?de?s de fabrication sont visibles sans pour autant de?finir une re?alite? originelle, sans jamais sortir de la fiction ».
César Vayssié : Le film à son tour donnera lieu à deux tournages. Une première fois, dans un décor réel, avec un langage réaliste et une seconde fois, dans une salle de théâtre avec des lumières et toute une scénographie. Au montage, je vais jouer avec les deux registres pour conserver ce sentiment du « vrai » et du « faux », du factice, du fabriqué, sans jamais quitter le récit. La version performative contient déjà ce double mouvement, des expériences réelles mises en scène, organisées dans l’espace d’une œuvre qui se revendique plastique et visuelle, telle une installation, une exposition des répétitions, des poses, des corps. Créer un sentiment, jamais défini, de trouble : sommes nous dans la fiction ou dans la réalité ?
ouvertuRepublique est décidément plus proche de la performance et des arts plastiques, avec tout de même des éléments théâtraux. Nous investissons un espace, travaillons la scénographie. Les éclairages rappellent un peu la cinétique cinématographique, le principe du cinéma où l’on éclaire ce qu’il y a à voir. C’est un peu la même chose pour le son, il y a toujours ce cadrage des séquences. Plusieurs langages sont mobilisés en parallèle, plusieurs attitudes – spectacle vivant et cinéma, jeu et non-jeu –, tout est mélangé dans l’idée de créer des formes. Une forme de comportement, une forme de travail ensemble, des images différentes, une forme de fiction différente, une forme de réalité différente. Il y a un sentiment global que l’on doit sentir. La pièce pose de vraies questions sur le statut du comédien, de l’artiste. Comme dans le travail de Philippe Quesne, l’ego du comédien est un peu malmené, il se fait discret. La pièce pose également la question du statut des œuvres aujourd’hui – entre la danse, le théâtre, le visuel, l’installation. ouvertuRepublique dure une heure, mais cela pourrait durer davantage, les spectateurs pourraient entrer et sortir, revenir, sans qu’il y ait un début ou une fin fortement marqués. D’ailleurs, quand le public entre dans la salle, le processus est déjà commencé. C’est comme si on assistait à une répétition. Par contre, je n’ai pas spécialement la volonté de dévoiler l’ensemble du travail de recherche. C’était une démarche nécessaire, mais cela m’est égal si on l’oublie. Quant à la version finale, UN FILM EVENEMENT connaitra deux temps, dans un même espace scénique : l’art vivant et l’art visuel, l’un après l’autre, sans superposition, dans une double posture : passer du temps avec les comédiens et ensuite avec l’image.
ABLC : Tout ce temps de recherche en amont, bien avant que des formes performatives ou filmiques soient rendues publiques, me fait penser à l’expérience de BOCAL, cette école nomade et provisoire imaginée par Boris Charmatz au début des années 2000. Vous avez d’ailleurs fait parti de ce groupe d’une quinzaine d'étudiants venus d'horizons très divers, souhaitant repenser les modalités de la formation en danse et placer la question de l'art en son centre. Vous avez filmé les désormais cultes Tarkos Trainings.
César Vayssié : Les artistes du BOCAL ont vraiment vécu un an ensemble, au jour le jour. Pour UN FILM EVENEMENT, nous nous retrouvons régulièrement lors des résidences, mais chacun mène sa vie, participe à d’autres projets… c’est très différent ! BOCAL a vraiment mobilisé un an de vie commune, ce qui a également suscité de véritables tensions humaines. Par ailleurs, l’aventure a été assez isolée, il y avait de temps en temps des moments de visibilité publique, on en parlait, mais sans atteindre un large retentissement à l’époque, Internet était moins développé. Les participants sont revenus sur la réalité de cette année là, en ont communiqué quelque chose, mais longtemps après… BOCAL est devenu culte après coup. Il y a eu le livre de Boris (Je suis une école, éd. Les Prairies ordinaires, 2009). Certains participants se sont depuis imposés sur la scène contemporaine.
UN FILM EVENEMENT nécessite également un certain engagement, sur plus que deux ans, dans des conditions souvent pas faciles de point de vue financier. D’ailleurs, pour moi, l’un des plus grands engagements est de s’impliquer dans un projet empirique. Quand on s’engage sur un texte, on sait à peu près ce que cela peut produire. Il y a des dates, une certaine visibilité, tout un parcours, même si ce n’est jamais évident. Les protagonistes d’UN FILM EVENEMENT se sont engagés pour quelque chose que nous sommes en train de fabriquer au fur et à mesure, dans le temps. Je les ai prévenu : c’est flou ! On va préciser les choses peu à peu, en avançant dans le travail. Pour ceux qui ont moins l’expérience du théâtre transversal c’est difficile. Pourtant il y a un suivi et une véritable fidélité à cette démarche.
ABLC : Les performers portent également un texte à la fois grave et drôle, poétique et frondeur, traversé par la question du désir, du passage à l’acte… Il donne surtout à entendre cette revendication très forte : il n’y a pas de projet !
César Vayssié : A travers le texte et le sujet de départ se manifeste une volonté de poser la question du projet aujourd’hui. Une des grands problèmatiques d’aujourd’hui est l’incapacité à avoir un projet, il n’y a presque plus l’envie d’avoir un projet. En termes politiques, personne n’a de projet. L’idée même de projet est remise en question parce que projet veut dire futur, présuppose quelque chose qui va arriver. Or l’hypothèse est que ces jeunes gens se disent non, ce n’est pas demain ! Des projets, il y en a eu des milliards, politiques, économiques, de société… Aujourd’hui, on n’a plus envie d’avoir de projets ! Par contre, on sait comment on n’a pas envie de se comporter, d’être traité, de vivre.
Le concept de projet fait désormais peur à ces jeunes gens. Ils se rendent compte que faire un projet implique de s’atteler à quelque chose dont l’issue est incertaine. Il faut quand même essayer des choses. Essayons, mais essayons d’éviter l’idée de projet, essayons d’éviter d’être vulgaires, essayons d’éviter d’être coincés.
UN FILM EVENEMENT raconte juste à travers ce groupe, factice et vrai à la fois, une incapacité à nommer les choses qui peut se cantonner à l’intime, mais qui passe aussi, nécessairement, à travers une raison politique : la solitude, l’incapacité à voir le futur, et parallèlement à cela, le désir sexuel, amoureux, artistique, la complexité de ses rapports à un groupe. Ce sont des gens qui n’arrivent pas à nommer, ce que l’on retrouve à différents niveaux : nous n’arrivons pas à nommer notre performance, nous n’arrivons pas à dire si on fait un film de fiction, nous n’arrivons pas à dire si on fait de la danse, nous n’arrivons pas à dire contre quoi on veut faire des revendications. Nous n’allons pas sortir des discours déjà galvaudés, qu’on connaît par cœur.
Mais il y a tout de même une volonté d’écrire. Ce texte mélange des mots qui parlent à tout le monde avec les mots de ces jeunes gens, il raconte une réalité contemporaine, même s’il est intégré à une fiction qui pose ces questions. Le spectacle commence par là : un des personnages dit : si je ne veux pas voir tout ce que je vois, qu’est ce qu’il me reste comme option ? Cette question reste sans réponse, mais des pistes sont données – radicales, connes, drôles… C’est encore un fois très emblématique de la situation actuelle. Au delà du fait qu’il est très compliqué de répondre à des questions, il est compliqué de les poser, sans tomber dans ce qui a déjà été formulé. Il est très difficile de mettre des mots sur ce qu’on ressent concrètement et sur ce qu’on veut faire, si ce n’est d’une manière très simple : j’ai envie de manger, j’ai envie de baiser. On est directement dans le faire.
Quelque chose qui dépasse la réalité des besoins est aujourd’hui très dur à nommer. Evidement tout le monde aurait envie que la vie soit juste. Aujourd’hui, si on a le désir, un peu d’ambition ou la volonté de vivre un peu autrement, on n’a pas envie de le dire, car tout le monde le répète déjà, les politiques, les médias… Mais alors qu’est ce qu’on dit ? Qu’est ce qu’on fait ? On a quand même envie de faire !
Le comportement étrange de ces jeunes gens découle de cette espèce de défaillance entre l’envie de réagir et l’impossibilité de nommer et de faire. Cela crée des formes, des gestes… un truc très bizarre, qui tient de la schizophrénie, un état permanent de dire sans dire. Il s’agit davantage de symptômes, de gens aux abois. Il y a clairement un sentiment d’impuissance qui s’exprime à travers une volonté contraire.