L’intranquillité, le mouvement, la démesure sont des traits que partagent les travaux si singuliers d’Enrique Ramirez et Jacques Perconte. Ce printemps, deux galeries parisiennes montraient leurs œuvres dans des expositions monographiques. Cartographias para navegantes de tierra rassemblait des vidéos d’Enrique Ramirez sous le signe d’une grande voile dans les espaces de la galerie Michel Rein, rue de Turenne, alors que les films génératifs et des prodigieux tirages photographiques de Jacques Perconte proliféraient sur les murs de la galerie Charlot.
L’idée du voyage s’est imposée naturellement comme fil conducteur d’une programmation imaginée dans le cadre du festival Côté court à l’invitation de Jacques Perconte. Tout d’abord, s’ancrer dans le moment de la projection, accepter cette étrange sensation de flottement qui contamine les moindres détails anodins de l’image, se laisser bercer par un vague remous aquatique, laisser remonter nos rêves, nos désirs secrets, nos interrogations profondes, traverser le mur. Cruzar un muro nous intime un premier film d’Enrique Ramirez. Nous mettre en mouvement, accepter de quitter nos certitudes et la terre ferme.
C’est ce qu’ont fait les protagonistes de l’Horizon, un deuxième opus du réalisateur chilien, déracinés, ballotés par les vents et les courants. Le film s’installe entre les deux rives, le split-screen amplifie ce tiraillement, les regards se croisent, des questions ardentes résonnent : est-ce que tu es loin ? combien de frontières pour arriver chez soi ? L’idée de la traversée s’impose. A nous spectateurs de prendre aussi le large.
Jour #13. L’Inconcevable nous transporte au beau milieu de l’océan Atlantique. En mars 2013, Enrique Ramirez quittait Valparaiso au bord d’un porte-conteneur à destination de Saint Petersburg, avec une escale à Dunkerque. Une caméra allait filmer l’intégralité de la traversée. Cette vidéo de quelques trois semaines allait être projetée au musée des beaux arts de Dunkerque, nous invitant à une expérience unique de la durée. Et l’artiste d’avouer la hantise d’une image unique et pourtant jamais identique à elle-même, augmentée par la conscience de la route parcourue et du chemin encore à venir dans les étendues de l’océan. Le 13ème jour de cette traversée est placé sous le signe d’un terrible défi : Regarder le temps – L’Inconcevable, et nous entraine vers des territoires au delà des capacités sensorielles de l’humain. Enrique Ramirez aime enclencher la machine imaginaire en opérant par contrastes. Ainsi, dans son exposition Cartographias…, l’immensité du paysage était confinée dans des black-box et la relation intimiste à l’œuvre et aux éléments ainsi créée dégageait une charge émotionnelle toute particulière. Dans la belle salle du ciné 104 à Pantin, l’océan déborde l’image, masse mouvante au calme apparent. Devant cet horizon infiniment ouvert, l’artiste nous invite à considérer le plus bref laps de temps que la perception humaine peut saisir : le dixième de seconde. Un montage par collision se produit au niveau du sens, qui rend à proprement parler abyssale l’expérience de ce glissement déjà hypnotique à la surface des eaux profondes. Au cœur de cette séance de projection – voyage, le Jour #13 devient un sas de décompression où les interrogations qui habitaient les deux films précédents se décantent, s’apaisent, se transforment en pure force motrice, se livrent aux éléments. La nuit qui enveloppe l’image agit tel un miroir noir, de ceux qu’utilisaient les peintres pour reposer leurs yeux afin de préserver leur capacité à mieux saisir l’infinité de nuances d’une couleur. Il s’agit d’une préparation plus que nécessaire pour recevoir la finesse et l’exubérance du travail plastique de Jacques Perconte.
M (Madeira). Une île, quelque part, au milieu de l’océan. Rocher volcanique battu par les marées et les vents atlantiques. Dans diverses programmations, dont le passionnant focus qui lui était consacré l’année dernière dans le cadre du festival Côté court, Jacques Perconte a montré des œuvres issues du même matériau filmique. On pense notamment à Chuva, cette expérience envoutante d’une pluie tropicale des falaises abruptes au large de l’océan. Ce nouvel opus, présenté en avant-première au ciné 104, se laisse guider par le désir d’embrasser l’ile dans un voyage imaginaire qui la traverse, empruntant des vallées ombrageuses au cœur de la forêt primaire.
Le travail minutieux et patient des compressions qui abiment la matière vidéo se déploie de manière diffuse, dans les interstices et à travers les feuillages luxuriants. Il opère par irrigation organique et contagion. La traversée des strates de l’image s’organise, non pas selon de lignes de fuite qui nous entrainent dans les profondeur d’un paysage en fusion, à l’instar d’Après le feu, non plus selon des rythmes internes des masses géologiques, en dislocations, ruptures tectoniques, coulées massives et crevasses, comme dans Alpi, non plus dans de doux glissements, régis par une dérive contrôlée qui enclenche un vortex irrésistibles au cœur de plans à la fois denses et vaporeux, à l’instar des films génératifs du Marais Poitevin. Nous sommes plus proches d’une œuvre comme Arvore da vida montrée l’an dernier dans une projection inédite au Collège des Bernardins. On sent, avec M (Madeira) le pouls de la vie qui irrigue l’image. L’artiste est attentif aux frémissements du paysage, privilégie le flottement et les persistances rétiniennes. Une succession rapide de plans de cimes, de nuages ou de vagues nous fait définitivement perdre pied. Le film creuse le sillon d’une très inspirée chorégraphie des éléments. L’apparition de l’humain finit par installer durablement une étrange sensation de simultanéité, de suspension de la succession – passé, présent, futur cohabitent dans l’image qui accueille dans sa texture même multiples strates d’une temporalité en train de se dissoudre. Les silhouettes se fondent dans la matière numérique du paysage. Des jeux d’échelles surprenants conduisent à la danse fantasmatique d’un homme avec lui même dans une temporalité diffractée, avant que la terre rouge qu’il laboure ne finisse par le ravaler. M (Madeira), rocher perdu au milieu de l’océan, s’offre à nos sens, matière travaillée par la vie qui se décompose et se recompose inéluctablement.