Cinéma / Parole #5. Prologue de Béla Tarr

Une fois n'est pas coutume, cette cinquième séance du séminaire Cinéma / Parole s'est écartée de la création contemporaine pour porter son attention à une signature des plus importantes du cinéma mondial. Une manière de rappeler que les formes circulent dans le temps et dans l'espace, et que ce que nous pouvons faire doit considérablement à ce que nous avons reçu.

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Prologue de Béla Tarr est un film de 5 minutes, réalisé en 2004, suite à une commande faite par Arte auprès de plusieurs cinéastes sur le thème Visions of Europe. C'est un film dont l'expérience de la première fois est toujours singulière, et qui ne pourra jamais être rejouée. Le dispositif du film fait que, dans la première vision que nous pouvons en avoir, quelque chose se passe qui n'aura plus jamais lieu. Prologue repose pourtant moins sur la surprise que sur la tension, dans la mesure où il s'agit purement et simplement d'une vision, la vision d'un peuple exposé. L'acte de Béla Tarr dans Prologue est de montrer que le discours vient toujours après, dans un second temps, et ne peut que se tenir dans un écart par rapport au film. 

En même temps qu'il nous invite à poser la question du statut de l'acteur et du figurant au cinéma, le film souligne la vacuité qu'il y a sans doute dans ces types de distinctions. Il n'y a jamais que des visages, et le film en est la mémoire, comme le montre le traitement du générique, intégré à l'oeuvre elle-même, au lieu qu'ordinairement, elle en indique l'achèvement. Ce générique évoque, dans son déroulé même, les murs commémoratifs, dressés à l'issue d'événements particulièrement dramatiques et meurtriers, la Shoah en premier lieu. En un sens, le film évoque notre destin à tous, dont le terme consistera en l'inscription de nos noms sur une pierre tombale.

Les visages des actants portent la trace d'une histoire, ils sont marqués par l'âge, la souffrance et la fatigue, et sont livrés dans une beauté plastique qui tient sans doute beaucoup à leur variété. La musique dédramatise la situation, en introduisant une ambiguité dans le statut du film, qui pourrait avoir été tourné en studio, ce qui jette un trouble sur sa part fictionnelle et sa part documentaire. Prologue dit, comme bien des films, que la réalité est sa propre fiction. D'une manière générale, le cinéma de Béla Tarr travaille constamment sur cette indécision entre la fiction et le documentaire. L'un des motifs des Harmonies Werckmeister par exemple, ce cirque ambulant qui n'a rien d'autre à montrer qu'une baleine transportée dans une remorque, peut sembler une pure invention littéraire. Il s'agit pourtant de la réminiscence d'un groupe de forains qui a existé, dans la deuxième moitié du 20e siècle, et qui permettait aux services armés américains d'évaluer les axes routiers par lesquels l'Union soviétique pouvait véhiculer ses missiles de guerre. 

Si elle évoque très directement les périodes de rationnement dans les anciens pays de l'Union Soviétique, la ligne que dessine cette masse humaine pourrait être ordonnée à bien des attentes de plusieurs ordres possibles, l'entrée dans les espaces contrôlés d'un aéroport par exemple, ou dans un grand magasin en période de soldes. A sa manière, Prologue montre que notre modernité est traversée par une pénurie qui ne dit pas son nom. Mais ici, les visages sont stabilisés dans une gravité commune. Il y a par ailleurs, malgré leur diversité, une homogénéité dans leurs expressions, produite par le traitement esthétique singulier de ce film. Au delà de la question de son vouloir dire, dans la simplicité de son propos, Prologue, rappelle qu'avant tout langage et tout projet commun, il y a une incarnation, des visages et une faim à apaiser. C'est une image universelle de notre condition humaine, qui s'enracine là, dans cette faim, et reste tournée vers cet horizon. Le générique, à nouveau, rappelle que tout visage est essentiel, dans sa singularité, au mouvement dans lequel il est pris.

Ce qu'accomplit Prologue peut être mis en lumière par Damnation, qui est un film particulièrement puissant. Le mot hongrois qui donne son titre au film n'a pas la connotation religieuse dont est doué le terme en français. Ce qui frappe, c'est que chaque plan est fini, se présente comme une totalité close qui se suffit à elle-même, et qui dans le même temps reprend le mouvement du film là où le plan précédent l'a suspendu. Damnation semble travailler contre une conception linéaire du temps, et chercher à mettre en oeuvre une temporalité cyclique. László Krasznahorkai, avec qui Béla Tarr a écrit la plupart de ses films, est particulièrement marqué par l'éternel retour nietzschéen, qui agit dans le film à la fois comme un démon et comme une ouverture des possibles. Aussi, c'est sans doute l'image de la spirale qui décrit le mieux le mouvement que le film produit, dans sa critique radicale de l'histoire. 

Le cinéma de Béla Tarr nous interdit d'arrêter l'image pour dire ce qu'elle contient, comme le font les habituels discours critiques sur les films. L'image est l'épreuve de sa propre durée. Les mots, les discours ne sont rien d'essentiels, et la question de la fiction est comme évacuée. Quelque chose cherche à nous envoyer dans le monde, ce que le traitement sonore rend particulièrement manifeste, particulièrement dans Damnation, où plusieurs effets de réalité, qui exacerbent des procédés d'écriture, nous rapprochent de ce qui est loin dans l'image, et produisent ainsi ce sentiment singulier que notre regard est partout dans ce qu'il voit, qu'il est constamment par le son déplacé dans le plan. Comme PrologueDamnation nous donne ainsi à la fois accès au réel tout en proposant à notre attention un univers totalement inventé avec les outils du cinéma, dont la machinerie est visible dans tous les plans. Béla Tarr est un cinéaste qui se saisit d'un monde et le recréé en le théâtralisant, et nous donne ainsi de faire l'expérience d'une intemporalité.

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Compte rendu du séminaire Cinéma / Parole du 11 mai 2014.


| Auteur : Rodolphe Olcèse
| Artiste(s) : Damien Marguet
| Lieu(x) & Co : Collège des Bernardins

Publié le 24/05/2014