Une joyeuse agitation règne dans les espaces du MAC/VAL. La Nuit des musées a commencé avant l’heure. Le jardin est encore gorgé de soleil. Pourtant le public se presse à l’intérieur du musée, naviguant entre les différentes propositions qui ménagent une place de choix à Esther Ferrer, invitée d’honneur de ce printemps, artiste à laquelle le MAC/VAL dédie une très belle exposition rétrospective. C’est sous son regard, toujours aussi franc et perçant, un brin espiègle, démultiplié sur les murs de la grande salle qui accueille Face B. Image/Autoportrait, dans des tirages qui ponctuent quelques cinquante ans d’une œuvre sans concessions, que se déroule la performance The Viewers, imaginée par Carole Douillard. La mise en abime de ces jeux de regards est à proprement parler vertigineuse. En accord avec le ton d’Esther Ferrer, la performance assume une certaine frontalité qui était moins saillante au Palais de Tokyo où The Viewers fut présenté en février dernier, dans le cadre de l’exposition organisée par Agnès Violeau et Sébastian Faucon, Des choses en moins, des choses en plus.
Regarder le monde devient explicitement, de par la disposition dans l’espace du groupe de performers, nous regarder. Carole Douillard crée une pièce qui nous regarde, littéralement, physiquement, organiquement. Sa frontalité renvoie à la con-frontation, tout en faisant l’impasse sur sa dimension agressive. Cette note de défi, tributaire des codes qui régissent les relations sociales dans les sociétés occidentales, pourrait être complètement évacuée, eut égard notamment aux chants inuit qui mobilisent le souffle, la respiration, le rythme (merci Florian Sicard et Sheila Donovan !) Mouvants et soutenus, ces face à face et corps à corps sont transposés, dans le cadre de la performance de Carole Douillard, dans un échange silencieux et intensif qui passe par le regard.
The Viewers travaille une zone de frottement, d’inconfort, peut être même de gène, car le regard des visiteurs valide dans un premier temps le statut d’oeuvre d’art, certes « vivante », de la pièce et induit une objectification des performers. L’analogie s’impose avec les « immobilités » ménagés par Xavier Le Roy au sein de « Rétrospective », pièce présentée cette année dans la galerie Sud du Centre Pompidou, dans le cadre du Nouveau Festival. Le chorégraphe analyse d’ailleurs très finement le devenir objet auquel sont confrontés les performers dans ces situations précises.
La pièce de Carole Douillard entraine certainement une moindre perturbation des relations de subjectivation et d’objectivation. Il est pourtant saisissant d’observer comme un « faire corps » est à l’œuvre. Des individus qui ne se connaissaient pas a priori éprouvent au fil de la performance une incontestable solidarité. Une expérience forte les relie. The Viewers agit en tant qu’entité qui secrète une forme flottante d’intersubjectivité, évoluant dans le laps de temps étiré tel un banc de poissons, les sens démultipliés aux aguets, échangeant en permanence des signaux secrets, appels et renforts, développant une étrange proprioception, collective, diffuse, partagée.
Carole Douillard nous montre de manière empirique que l’acte de regarder n’est jamais neutre. L’artiste régit aussi d’une certaine manière notre place en tant que regardeurs de The Viewers, même si elle nous laisse de la marge, nous permet de jouir de la liberté de circulation, nous offre la possibilité de perspectives changeantes. Elle nous amène à ressentir la charge d’affects parfois contradictoires inscrite dans un jeu de regard démultiplié.
Au silence hiératique des The Viewers répond, dans un autre espace, le brouhaha des mots et des gestes de la performance Je vais vous raconter ma vie qu’Esther Ferrer a travaillée pour cette occasion, de concert avec les membres d’International Visual Theater et de l’Ecole national supérieure d’arts de Paris Cergy. Il s’agit d’une pièce enthousiaste et bavarde malgré l’absence de mots. Elle dit le désir de communiquer, de transmettre, de créer du lien. Je vais vous raconter ma vie devient ainsi un plaidoyer polyphonique chaleureux, affirmant la puissance du langage, des langages – mots, gestes – dans leur visée de mise en partage d’expériences.
Xavier Boussiron et Marie-Pierre Brébant entament une nuit encore jeune. Leur set qui affiche un programme de folklore savant et relaxation gothique tient ses promesses. Un clavecin joué comme une boite à rythme, mélangeant des surprenants sons de game boy à la palette infiniment riche de couleurs, de nuances acoustiques et de sonorités de l’instrument baroque. Une guitare électrique jouée parfois comme un violon, avec des accords fluides et poignants, titillant parfois la ligne de basse cachée dans les structures harmoniques du clavecin. Les ritournelles et motifs circulent entre les deux instrumentistes vertueux. Rarement l’anachronisme en tant que processus de travail pleinement assumé aura conduit à une création si jouissive. Le Mikrokosmos de Bela Bartok, point de départ de recherches passionnantes, nous advient transfiguré. Des fils mélodiques simples et efficaces, soutenus par un rythme lancinant, vigoureusement martelé au clavecin, s’affinent par accumulation, investissent les contre-temps et nourrissent une trame dense et envoutante, orchestrent enfin le débordement d’une masse sonore chargée des fulgurances.
Brébant vs. Bartok vs. Boussiron, une expérience à refaire sans modération ! En attendant, Mikrokosmos sort en vinyle le 15 juin.