Bruce McClure, In an Undivided Reality You Must Draw a Line Somewhere

Les 5 et 6 mars 2014 à Paris, dans les espaces vides du Plateau (FRAC Île-de-France), entre deux expositions, une programmation conçue par Philippe Decrauzat et Mathieu Copeland a donné au public parisien l'occasion exceptionnelle de voir deux projections-performances de Bruce McClure. Sous le titre unique annoncé pour la communication de l'événement, In an Undivided Reality You Must Draw a Line Somewhere, l'artiste a donné une performance différente chacun des deux soirs (non seulement parce que chaque performance est par définition toujours unique, mais parce que, de surcroît, le dispositif de projection fut considérablement modifié d’un soir sur l’autre). Aussi, le 5 mars, la performance fut sous-titrée Semi Detached - In and Out of Their Serial Story, et le 6, Lapses Fitted, Throttled But Not Leashed, sous-titres indiqués par l'artiste sur les documents manuscrits photocopiés et signés qu'il distribue au public à chacune de ses performances. Son œuvre se situe entre le cinéma expérimental et élargi, la musique expérimentale et l'art contemporain. Ses projections-performances sont ainsi présentées dans divers lieux : en France les plus récentes eurent lieu aux Abattoirs, le Musée d'Art Moderne et Contemporain de Toulouse, le 28 novembre 2013, et à Paris, aux Voûtes, dans une programmation conçue par la coopérative Light Cone, le 15 septembre 2012. Les performances du 5 et 6 mars 2014 à Paris faisaient partie d'une « tournée » européenne de l'artiste new-yorkais, qui a commencé avec une installation et une performance le 1er mars à Newcastle en Angleterre lors du festival international et pluridisciplinaire AV Festival, et qui s’est achevée avec une projection-performance le 8 mars au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles. Au Plateau, les 5 et 6 mars, les performances de Bruce McClure ne s'inscrivaient pas seulement dans les contextes du cinéma expérimental et des arts plastiques, puisqu'elles ponctuaient deux soirées de concerts de musique expérimentale.

Ces deux performances de Bruce McClure venaient clore le programme intitulé par les curateurs The Beating (From the Microtones) is Beating Me Down, qui réunissait pour le reste des artistes sonores. C'est donc la dimension sonore des projections-performances de McClure qui était mise en valeur par les choix de programmation des curateurs. Cela est remarquable par comparaison avec la programmation plus fréquente de l'artiste dans des programmes de cinéma expérimental, avec des films parfois silencieux, en tous cas souvent abstraits, mettant en valeur la lumière projetée, soit la dimension optique des œuvres. Cet aspect est bien sûr essentiel dans les projections-performances de Bruce McClure, artiste virtuose dans le maniement de la lumière et de l'ombre comme pures qualités optiques (libérées de la représentation). Le fait qu'il n'utilise jamais de caméra, mais uniquement le projecteur cinématographique avec de la pellicule souvent composée de photogrammes noirs opaques ou transparents (à l’instar du film Arnulf Rainer de Peter Kubelka), témoigne d'une économie créatrice qui ne vise pas à la reproduction du monde, mais à la production d'abstraction et d'intensités visuelles. La dimension sonore de son oeuvre n'est pas moins importante. Comme il est rare pour une oeuvre audio-visuelle, la création sonore est aussi forte que le visuel. McClure ne fait jamais dans l’accompagnement musical ni la sonorisation de l’image, allant même jusqu’à affirmer qu'à la limite il pourrait s’en passer, dans cette oeuvre profondément influencée par John Cage.

Bruce McClure utilise le projecteur cinématographique 16mm comme un instrument de musique : dans ses projections-performances, on peut dire qu’il joue de la lumière, de l'ombre et du son optique. Ainsi, il poursuit les recherches de bien des artistes plasticiens d'avant-garde autour de la « musique visuelle », et réalise une idée notée il y a quelques décennies par John Cage dans ses théories de la musique expérimentale (« Le Futur de la musique : Credo », Silence) : « Ce qui rendra disponible à des finalités musicales n'importe quel son qui peut être entendu. Les médiums photoélectriques, filmiques et mécaniques pour la production synthétique de la musique. »

Non seulement McClure élève le projecteur cinématographique au rang d'instrument de musique – au lieu de le limiter à l'opération purement technique de la projection d'un film – mais de plus, il réinvente cet instrument, en le préparant comme John Cage préparait des pianos (dans ses célèbres pièces pour pianos préparés). Ces préparations consistent par exemple à changer la lentille du projecteur (mettre une lentille 35, 50 ou 75mm sur un projecteur 16mm), ou même parfois à l'enlever carrément pour projeter sans lentille, à insérer des plaques ciselées dans le couloir de projection pour donner des formes (de préférence géométriques, comme le cercle, le carré, le rectangle et la grille) à la lumière projetée, ou enfin à laisser le couloir de projection ouvert de sorte que la plaque de pression laisse du jeu à la pellicule. Il peut encore charger sur un même projecteur deux boucles de pellicule à la longueur et aux motifs différents pour obtenir une série de surimpressions calculées, et utiliser plusieurs projecteurs (deux, trois ou quatre en général) pour combiner les surimpressions en faisant se rejoindre leurs faisceaux de lumière projetés sur l'écran en une même image. À ces modifications, McClure ajoute des extensions au dispositif de projection : des modulateurs et des transformateurs connectés aux projecteurs, qui permettent de manipuler la lumière et le son en direct pendant la performance. Des performances pour projecteurs cinématographiques modifiés : ainsi est-il possible de définir la pratique originale dont McClure s'est fait une spécialité depuis maintenant un peu plus d'une dizaine d'années. Il a acquis dans ce domaine un savoir-faire technique et esthétique exceptionnel. Sur une même base technique, fidèle à certains principes constants, l'oeuvre donne lieu cependant à d'infinies variations, se renouvelant tout en se fortifiant dans son évolution.

Le 5 mars, le dispositif de projection était le suivant (sans entrer dans le détail de la partie du dispositif constituée des modulateurs pour la lumière et le son) : deux projecteurs 16mm modifiés, le premier avec une lentille 35mm, le second avec une lentille 75mm ; deux boucles de pellicule, avec une alternance de trois photogrammes opaques (noirs) et quatre transparents sur le premier projecteur, et quatre opaques et trois transparents sur le second. La projection était orientée en direction de l'est, comme l'a indiqué l'artiste, avec une croix marquant les quatre points cardinaux, sur le schéma du dispositif de projection qu'il a dessiné et distribué au public avant la performance. L'écran de projection était au mur. Lors de cette première soirée, Bruce McClure a joué des modulations chromatiques de la lumière, s'échelonnant d'un jaune-or sublime à un rouge sombre profond (comme du céleste à l'incandescence infernale, puisque l'artiste aime se rattacher aux Romantiques, comme Blake et Friedrich), tandis que le lendemain, la projection était en noir et blanc, soit ombre noire et lumière blanche. Dispositif du 6 mars : deux projecteurs 16mm modifiés, le premier avec le couloir de projection ouvert, le second avec une plaque de métal (avec une percée centrale circulaire) insérée dans le couloir de projection, les deux avec une lentille 50mm ; des boucles de pellicule, avec une alternance de trois photogrammes transparents et quatre opaques pour le premier projecteur et trois photogrammes opaques et six transparents pour le second. La projection était cette fois orientée en direction de l'ouest, vers la vitrine du Plateau. Aussi l'écran de projection était-il, non accroché au mur, mais posé sur un trépied devant cette vitrine. Une colonne circulaire positionnée juste derrière l'écran rimait structurellement avec la forme circulaire projetée au centre de l'écran. Rime d'autant plus sensible que la distance entre le projecteur et l'écran avait été calculée pour que le cercle projeté au centre de l'écran ait précisément le même diamètre que la colonne circulaire située juste derrière. Exemple de composition propre à une pensée élargie et in situ du cinéma, pensée d'architecte, la première profession de Bruce McClure (qui continue d'utiliser son sceau d'architecte lorsqu'il signe les documents qui accompagnent ses performances).

Hors de l'écran, d’autres formes projetées complexifiaient l'ensemble de la composition. Celles-ci ne venaient pas du projecteur mais de la vitrine du bâtiment dont les stores avaient été laissés délibérément entrouverts afin que des lignes parallèles d'ombres soient projetées sur l'écran, les murs et le sol de la salle, lorsqu'une voiture passait dans la rue phares allumés. Ce motif des rayures d'ombres, que l'artiste avait intégré délibérément à sa composition (dans l'esprit des « modulateurs d'espace lumière » de Moholy-Nagy, des installations de James Turrell et des formes minimalistes de Donald Judd), faisait écho à la forme circulaire, soit également géométrique, au centre de l'écran. Seuls les phares avant des voitures, de teinte blanche ou jaune pâle, étaient impliqués, ce qui maintenait l'achromie de cette seconde performance, en noir et blanc. Dans la performance de la veille, les phares intervenaient également par intermittence, non seulement hors de l'écran mais aussi sur celui-ci, faisant toutefois écho là encore à la géométrie de l'image, structurée par le rectangle (au lieu du cercle dans la seconde performance) puisque constituée de deux images monochromes enchâssées l’une dans l'autre (avec les deux projecteurs 16 à lentilles 35 et 75mm). La forme rectangulaire renvoyait aussi de manière réflexive à la forme primordiale du cadre cinématographique. De manière comparable, les rayures d'ombres projetées de manière relativement imprévisible par les stores, au gré du passage des voitures dans la rue devant le Plateau, intervenaient comme autant d'effets de distanciation (au sens de Brecht, Bertold) dans l'expérience du spectateur, ce qui contredisait un lieu commun des critiques des performances de McClure, souvent qualifiées d'hypnotiques, de manière simpliste. McClure a démontré encore une fois qu’il sait utiliser avec finesse et élégance les spécificités des différents espaces dans lesquels il est invité à donner des performances, valorisant leur caractère in situ.

Que l'artiste ait été programmé ici parmi des « concerts » ne doit pas nous conduire à sous-estimer la part visuelle de son travail, mais à mieux apprécier sa part sonore. L'artiste se distingue par son instrument, le projecteur 16mm. À l'ère de l'hégémonie du numérique, les qualités singulières de la lumière et des sonorités de ce dispositif sont remarquables. McClure avec ses projecteurs 16mm EIKI joue d'un instrument rare, et même, en voie de disparition (dans la production industrielle), et il le fait d'une façon virtuose, ce qui rend son art unique, précieux. Low-tech is high art.


Crédits photos : Bruce McClure
| Auteur : Émilie Vergé

Publié le 30/04/2014