Corpus / corpus est le quatrième film de Christophe Loizillon tourné en plans-séquences, après Les mains, Les pieds, Les visages. C'est un film qui a demandé beaucoup de temps pour s’écrire, et qui cherche à comprendre comment nous vivons avec nos corps aujourd'hui.
Le dispositif a consisté à filmer des situations de corps à corps, en plan séquence, avec une bobine de 120 mètres de pellicule 35 mm et selon un cadrage qui permette d'occulter les visages, qui en auraient dit beaucoup trop, et auraient d’emblée orienté l'interprétation des plans en nous éloignant de la frontalité avec laquelle le film nous les livre. Pour autant, on perçoit bien que ces corps sont le fait de personnes. L'insistance du cadre nous permet de sentir à même les corps la présence paradoxale et extrêmement concrète de ces visages. L'absence d'effets et l'économie de moyens sont nécessaires pour que les scènes nous soient données dans toute leur vérité.
Le travail d'écriture et de préparation du film est toujours, pour Christophe Loizillon, précis et minutieux. Corpus / corpus a été tourné une première fois en vidéo, comme pour mettre à l'épreuve la possibilité du film avant sa mise en œuvre finale en studio, où les personnages sont venus, pour la plupart, jouer leur propre rôle. Malgré un processus de réalisation rigoureux et millimétré, plusieurs éléments s'ajustent au montage, étape qui peut seule révéler la teneur véritable d’un plan. La scène avec la prostituée par exemple a montré au montage toute sa violence, et c'est d'avoir confronté sa radicalité à plusieurs regards qui a permis de trouver les mots justes pour les dialogues qui devaient circonscrire son sens. Le film propose en effet en sous texte une image d'un monde marchand dans lequel se développe nos corps aujourd'hui. Les relations mises en scènes sont toutes tarifées et mesurées, et la scène d’amour devait pouvoir le signifier également.
Le plan séquence, tout en contractant les situations, nous permet d'accéder à un temps dilaté, dans lequel les corps passent d'un état à un autre. Des flux circulent entre les personnages, que nous pouvons essayer de recevoir. L’absence de visages le met particulièrement en évidence, et permet une compréhension nouvelle, singulière des formes qui s'inscrivent sur l'écran. Un corps écoute un autre corps souffrant. D’un bout à l’autre du film, les mains font le lien entre les corps. Elles écoutent et parlent tour à tour.
Corpus / corpus est aussi un film sur la puissance de la métonymie. Inconfortable pour le spectateur, il va complètement à rebours de tout ce que la télévision peut chercher à diffuser aujourd'hui. Pouvoir offrir ce film aux téléspectateurs est un acte important et précieux, grâce auquel un regard peut tomber sur une image accidentellement et vivre une expérience singulière et habituellement étrangère au dispositif télévisuel : l'expérience d'un temps, que l'on donne à un téléspectateur qui en a perdu l'habitude et n'en veut sans doute pas.
Le titre du film permet de mettre l'accent sur une dimension religieuse sous-jacente à ce qu'expriment les échanges entre les corps. Cela permet d'aller au-delà de la dichotomie corps/esprit. Pris dans des rituels, ce sont les corps, ici, qui pensent, jusqu'à la scène d'amour avec la prostituée, laquelle n'est sans doute pas étrangère, dans sa violence même, au rituel liturgique du corpus cristi offert aux fidèles.
L'analogie du cinéma avec une forme de religiosité touche plus encore le dispositif de la salle, comme moment de partage, où une communauté de personnes est plongée dans le noir et tournée dans une même direction. Christophe Loizillon cherche à filmer le silence qui sourd de cette violence de la vie, violence que le film nous livre telle qu'en elle-même elle est, du fait qu'aucun automatisme qui nous serait familier, dans le cadrage ou le traitement du rythme, n'est sollicité.
Le film, en donnant à voir une attention, oblige notre regard à se poser pleinement sur les choses et à essayer de les comprendre. Ce que donne l'image et qui ne peut pas être écrit à l'avance, c'est une expérience du temps, de la durée, qui rejoint en un sens le silence du recueillement. Un temps en jachère, donné au spectateur qui peut, alors que la narration semble minuscule, s’entendre dire beaucoup par l'image.
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Compte rendu du séminaire Cinéma / Parole du 16 mars 2014.