Simplicité du cinéma. Entretien avec Olivier Guidoux

Olivier Guidoux a réalisé plusieurs films en quasi solitude, loin des lourdeurs techniques ou logistiques souvent associées aux étapes de production ou de tournage. Pour autant, nécessité et exigence cinématographiques trouvent une place dans cet environnement fragile, et s'y présentent comme le foyer vivant dont un film doit à partir et qu'il doit se fixer comme horizon. Olivier Guidoux évoque les étapes de son cheminement encore jeune, car à chaque fois recommencé, vers la pratique cinématographique.

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ABLC : S’agissant de la réalisation, les premières fois sont toujours importantes et peuvent impulser pour l'avenir, sinon une méthode de travail, du moins une certaine manière d'envisager la pratique cinématographique, fut-elle conduite avec davantage de moyens. Tu as fait tes premiers films dans une économie et un dépouillement assez frappants, tout en accordant une place vraiment importante à la dimension cinématographique. Les intentions de mise en scène notamment sont très précises et très fortes. Le cinéma, dans ce contexte, semble relever d'une véritable nécessité. Est-ce que tu peux évoquer brièvement comment tu en es venu à faire tes premiers films ?

Olivier Guidoux : Quand j'ai commencé à faire mes premiers films, à 18 ou 19 ans, j’étais en dehors de toute idée de développement, d'écriture d'un scénario que j'aurais utilisé pour trouver un producteur. J'avais l'envie fondamentale de faire des films et si possible d'y consacrer ma vie. L'idée de la création était là, de manière importante. J'ai tourné autour de cette question vraiment longtemps, comme si la réalisation était quelque chose de tellement sacré qu'il ne fallait pas y venir n'importe comment. Il était hors de question pour moi de prendre un caméscope pour filmer au hasard un après midi. J'ai eu très tôt une caméra super 8, mais l'idée de tourner les premières images était quelque chose de si grave et solennel que j'ai beaucoup retardé le moment. Jusqu'au jour où j'ai pris la décision de m'y mettre.

Mes premiers films sont très mis en scène effectivement. J'avais la foi profonde que pour atteindre la beauté cinématographique, il y avait besoin de trois éléments : la caméra, une personne qui la tient et quelque chose qui a lieu devant elle. J'avais même l'idée un peu mystique que l'on peut atteindre quelque chose d'extrêmement puissant avec cette simplicité. Je me disais que si on y met suffisamment de foi et de rigueur, si on respecte suffisamment l'acte cinématographique, on doit pouvoir gagner le sommet, avec ces trois éléments. Je n'ai évidemment pas atteint ce sommet, et je n'ai plus la prétention de l'atteindre, mais il  y avait cette idée importante que le cinéma, fondamentalement, n'est pas lié aux notions d'argent, d'équipe ou de scénario, mais qu'il demande juste d’être mis en œuvre honnêtement, de même que, par analogie, on peut écrire une nouvelle vraiment puissante avec un crayon et un papier, ou composer un morceau bouleversant avec une guitare. L'acte cinématographique doit obéir à la même logique.

ABLC : C'est une position que tu continues à défendre aujourd'hui ?

Olivier Guidoux : Oui, bien sûr, je le crois profondément. Je pensais même que l'histoire et les éléments narratifs étaient impurs, pouvaient nuire à cet acte là. J'avais l'idée, non pas de faire du cinéma expérimental, car je travaille une forme de mise en scène très classique — je tiens beaucoup à l'échelle des plans, au rapport entre les plans, au montage — mais de prendre mon sujet et d'atteindre une émotion cinématographique simplement avec le cadrage, la lumière et le montage. Je me disais qu'avec ces éléments, si on travaille suffisamment bien, on peut atteindre la beauté cinématographique, de même qu'un peintre devant une pomme peut révolutionner la peinture. Peu importe le sujet et les moyens. Il y a comme un mystère à explorer. L'émotion cinématographique existe en effet depuis longtemps mais reste difficile à définir. Comment produire une émotion chez quelqu'un par le biais du cinéma ? A quoi ça tient ? Un changement de plan, un mouvement d'appareil soudain peuvent créer une émotion qui n'est possible que dans cet art.

ABLC : La Vénus au coffret et Un peu en avance sont des films déambulatoires. Les dimensions du monde y sont assez incertaines. Soit on s'enfonce toujours dans le même lieu, dans l'incapacité de percevoir sa taille réelle parce que la limite n’est jamais là, soit au contraire on va toujours au-delà des frontières, jusqu'à atteindre la mer qui elle-même doit être franchie. Dans une certaine mesure, ces mouvements présents dans tes films ont à voir avec les questions que tu viens de soulever sur la spécificité du médium, le cinéma se donnant alors comme un moyen d'ouvrir la représentation au-delà d'elle-même. Pourquoi filmer des déambulations ? Pourquoi ces déambulations doivent-elles toujours aller plus loin ?

Olivier Guidoux : C'est vrai que cet aspect est très présent. Je ne l'avais encore jamais relié à l'acte cinématographique en tant que tel.

ABLC : Cela donne à comprendre le cinéma comme mouvement continuellement relancé.

Olivier Guidoux : Mes désirs de films commencent presque tous avec l'idée d'un homme qui marche. Cela doit faire écho à une démarche personnelle, mais je ne le relie pas consciemment à ma démarche de cinéaste. Mais il y a forcément un lien. Ces personnages qui marchent me touchent parce que je peux leur associer l'idée de quête. C'est comme s'ils étaient en recherche de quelque chose, de manière vraiment instinctive. Cette idée de marcher contre la nuit, le jour, la pluie, d'avancer, me semble vraiment importante. S'il y a un rapport avec une pratique de cinéaste, c'est de ce côté là que je le situerais. Quand on fait un film, on cherche quelque chose, on se confronte à l'inconfort ou a la difficulté. Les personnages de La Vénus au coffret et d'Un peu en avance ont un côté obstiné, un peu brut, ils obéissent à un mécanisme interne mystérieux, et c'est en cela qu'ils peuvent être exemplaires de la pratique cinématographique.

Par ailleurs, en tant que spectateur, ce qui m'a toujours fasciné avec le cinéma, c'est qu'on peut être dans un couloir, ouvrir une porte et entrer dans un tout autre espace. Tous ces agencements nous donnent accès à un monde recréé. Finalement, ce sont les personnages et leurs déambulations qui nous donnent accès aux espaces.

ABLC : Un peu en avance, qui est dans cette idée de recomposer le monde, était-il écrit avant tournage ?

Olivier Guidoux : Non, pas du tout. Avant de tourner Un peu en avance, j'avais écrit un scénario, pour un tout autre film, intitulé Le manuel de Juhel. Je souhaitais, après mes expériences solitaires, passer à une nouvelle étape, trouver une production pour m'accompagner sur un projet. J'ai écrit un scénario et trouvé un producteur. On a commencé à démarcher, mais comme beaucoup de cinéastes, je me suis retrouvé embarqué dans des difficultés de production et dans le fait de devoir réécrire encore et encore le scénario pour jouer le jeu des commissions, jusqu'à le perdre complètement et voir s'éteindre le désir du film. Je me suis rendu compte que je réussirai peut-être à faire ce film, mais que la réalisation serait 80 % de choses pénibles et de détails à régler. L'envie cinématographique s'évanouissait. A choisir, je préférais ne pas faire de film, ou revenir à ma situation initiale, où je pouvais faire les choses avec le sentiment d'avoir affaire à 90 % à de l'art, et à n'avoir que quelques détails techniques à solutionner. Et même si cela ne m'apportait aucune reconnaissance, au moins, je serais à ma place artistiquement.

En réaction à cet épisode de production un peu pénible, j'ai donc voulu refaire un film de liberté, ce qui a donné Un peu en avance. J'ai mis un dispositif en place dans lequel je pouvais m'exprimer. L'idée initiale était de suivre quelqu'un qui va à son travail, et qui, par un espèce de trouble qui nait en lui lorsqu'il traverse un parc, décide de ne pas s’y rendre, mais de continuer un peu son chemin. Il arpente la ville, finit par traverser la banlieue, quelque chose s'empare de lui et il continue à marcher. Je voulais tourner une petite partie du film à Paris, pour pouvoir ensuite traverser la France avec un ami. On voulait aller tout droit jusqu'à la mer en s'arrêtant par moment dans des endroits qui nous interpellaient. L'idée du film, c'était juste cela, rouler, jusqu'à Brest, et retrouver le plaisir de faire un film. Il y avait une ligne narrative mais qui n'en était pas une, il fallait juste marcher et traverser des paysages. J'ai alors compris que j'avais bien fait de ne pas faire Le manuel de Juhel, quand bien même il aurait été financé.

Le moment de la fabrication doit être une aventure ou une expérience humaine, il doit avoir un enjeu spécifique, ce qui fait qu'on va vivre quelque chose qui va nourrir le film. Dans les films que j'ai faits par la suite, j'ai toujours mis en place un dispositif qui permette de créer un peu d'électricité ou de danger. Le plaisir de partir avec un copain, de rouler, de dormir dans la voiture, tout cela devait apporter quelque chose au film. Un peu en avance est à la fois une libération du personnage, qui ne va pas travailler, une libération personnelle par rapport à une certaine forme de production, et l'expérimentation d'une certaine méthode de mise en scène.

ABLC : Le mouvement de dépouillement du personnage est un peu l'image de ce passage d'un mode de fabrication à un autre que tu évoques. Il y a une dimension d'autoportrait dans ce film.

Olivier Guidoux : Oui, complètement. Dans les trois films que j'ai réalisés en autarcie, il y a vraiment une forme d'autoportrait. C'est à chaque fois la conjonction de deux ou trois éléments : une envie cinématographique, un décor et la nécessité de dire quelque chose de ma vie à ce moment là. Mais cela, je ne le sais pas au moment du film, je m'en rends compte après. Quand ces éléments là sont réunis, le film naît. Dans Un peu en avance, il y a vraiment cela. Le personnage se dépouille progressivement de ses attributs d'employé de bureau, sa sacoche, sa cravate. Il cherche à se reconnecter au moment présent, ce qui est vraiment une démarche de cinéaste.

ABLC : Tes projets parviennent aujourd’hui à mobiliser des moyens de production un peu plus importants, mais les modes de fabrication que tu mets en œuvre continuent d’obéir à un principe d’économie restreinte par rapport à ce qui peut se pratiquer couramment sur des tournages. Est-ce que tu rattacherais ce fait au passif de ta pratique cinématographique ?

Olivier Guidoux : C'est lié à une méthode. Je sais travailler avec peu de gens, et j'ai la volonté de garder, non pas le contrôle du film, mais la connexion avec ce que je filme et avec mon désir initial. J'ai l'impression qu’avec trop de moyens, de gens à gérer ou de questions auxquelles répondre, je risquerais de perdre cette connexion avec l'idée première. Dans les projets que j'ai déjà réalisé, cette connexion avec l’impulsion initiale était tout le temps là. Ma crainte, c'est vraiment de perdre ça. Pour être stimulé, j'ai aussi besoin d'un peu d'inconfort, comme si trop de sécurité pouvait m'endormir, tout simplement. Cela se ressent sans doute dans mes films. Le point commun entre tous les personnages de mes histoires, que ce soit dans mes films minimalistes ou dans mes projets en cours de production, c'est cet inconfort. Mes personnages n'ont pas de maison, ils dorment sur un banc, se réveillent la nuit, on ne les voit pas manger… Il y a comme ça l'idée que l'inconfort maintient en éveil et permet l'aventure. En tant que cinéaste, je suis peut-être plus à l'aise dans ces situations inconfortables, ce qui ne veut pas dire que j'ai besoin de douleur pour faire mes films.

ABLC : Laval Serial ! est un projet qui te permet un peu d'expérimenter ta pratique filmique dans une nouvelle dimension, de manière éclatée ou étoilée. Les premières fois où on a évoqué l'idée de fabriquer un objet pour Internet, tu avais quelques réserves, comme si un projet web risquait d'abîmer un peu ton idée de départ. J'ai le sentiment qu'au fil du développement du projet, un chemin a été parcouru, qui a ouvert et libéré quelque chose dans ton projet.

Olivier Guidoux : Oui en effet. Laval Serial !, qui a ce même point de départ d'une personne en situation d'inconfort et qui marche, est un projet qui est extrêmement lié à ma ville d'origine, et à des décors précis de cette ville. Le projet est vraiment parti de ces lieux, qui me hantent et me reviennent souvent. Ce sont les lieux où je me suis construit. C'est comme si j'y avais laissé une part de moi et que je devais y revenir pour la retrouver. Les lieux ont fini par vivre en moi et générer des bouts d'histoire. J'avais l'idée d'un personnage à qui il arrive des choses un peu absurdes, mais je ne savais pas du tout quelle forme donner à ces petits récits. Faire un long métrage était trop ambitieux, et risquait de figer les choses ; faire une série de court métrage m'exposait à des problèmes de diffusion… Mais l'envie était là. Il y avait aussi le désir de filmer cette ville, mais de la reformater complètement, pour en faire un monde intérieur.

Lorsque je t'ai rencontré et qu'on a commencé à parler un peu de ce projet, cette idée est née de l'orienter vers Internet. C'est un média que j'utilisais peu et qui m'était étranger. Les web-séries que j'ai pu voir sont vraiment comme des gadgets, et je ne voyais pas comment un projet comme Laval Serial ! pouvait s'intégrer dans cet environnement. Et puis c'est un endroit où, à mon sens, la notion d'auteur de cinéma n'existe pas vraiment. Mais en réfléchissant à cette idée, et en imaginant la matérialisation de cette ville imaginaire sous forme de plan, un déclic a eu lieu. Pour mettre en œuvre cette ville imaginaire, située entre mon inconscient et la ville réelle, il y a une bulle à créer, et Internet permet ça. Du coup, cette orientation a libéré beaucoup de choses. On peut distribuer spatialement les histoires sur différents quartiers de la ville, mais au-delà de ça, il y a la possibilité d'un pur work in progress. Le dispositif permet vraiment de mettre en place une œuvre sans fin. Théoriquement, je pourrais creuser éternellement ce lien à ma ville.

Le projet est nourri par beaucoup d'éléments autobiographiques. En creusant ce lien avec la ville, je creuse aussi une partie de mon inconscient, et la forme web doit permettre d'explorer ça pendant des années, en ne figeant jamais les choses. Du coup, cela devient passionnant, je peux gratter toujours davantage, je ne sais vraiment pas où je vais aller. Les épisodes sont vraiment clos sur eux-mêmes, ce qui permet une énorme liberté, en terme de tonalité. Certains épisodes sont proches du documentaire, d'autres du témoignage intime, d'autres encore du conte fictionnel. Au niveau des durées également, la dimension web apporte une grande liberté. Mais surtout, je ne suis pas esclave de l'histoire ou d’une exigence d’efficacité narrative, comme il peut y en avoir dans le court ou le long métrage. Si l'une des histoires est insatisfaisante, ce n'est pas grave, dans la mesure où ce qui importe, c'est l'agglomération de tout cela. Il y a des bribes de choses ici et là, mais c'est l'accumulation qui va définir la tonalité et l'ambiance générale. C'est un projet cinématographique et fictionnel, mais complètement morcelé. Le web a vraiment nourrit l'artistique de ce point de vue là.

 


| Auteur : Rodolphe Olcèse
| Artiste(s) : Olivier Guidoux

Publié le 16/03/2014