Silvia Maglioni et Graeme Thomson réalisent des films qui interrogent les frontières entre plusieurs pratiques (performance et installation notamment). In Search of UIQ, leur dernier long métrage, les a mis en chemin vers un projet de film de science fiction de Félix Guattari, resté sans suite : Un amour d'UIQ. En amont et en aval de leur projet, Silvia Maglioni et Graeme Thomson ont ainsi proposé plusieurs modalités de non-effectuation du film, comme pour prolonger l'espace ouvert par cette oeuvre manquante de Félix Guattari.
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Silvia Maglioni & Graeme Thomson : Nous avions toujours rêvé de pouvoir révéler le cinéma au négatif, développer le continuum de sa matière noire, des films qui n’ont jamais été réalisés. Cela fait maintenant plus de trois ans que nous travaillons autour du film de science-fiction non tourné par Félix Guattari, Un amour d’UIQ, conçu initialement en collaboration avec Robert Kramer.
L’Univers Infra-quark (UIQ), une entité sans limites spatiales ou temporelles, et aux traits de personnalité non consistants, est potentiellement infini dans les formes qu’il peut prendre. Et l’absence d’un film qui pourrait le contenir intensifie cette dimension immesurable. C’était une certaine propension à l’inachevé qui nous a attirés vers l’idée de travailler sur le scénario de Guattari et qui a inspiré les métamorphoses de notre projet, UIQ film QUI manque, dont l’idée initiale était de produire le film sans le réaliser, ou bien de révéler ses univers sans le produire. Par univers, nous entendons aussi les territoires existentiels de Guattari, au-delà des confins du scénario même, qui ont contribué à sa conception…
ABLC : Votre approche de l’Univers Infra-quark a été progressive et a emprunté plusieurs chemins connexes à l’objet filmique. Pouvez vous en dire quelques mots ?
Silvia Maglioni & Graeme Thomson : Avec la découverte du scénario, notre recherche dans les archives a produit la première manifestation d’UIQ, une conférence performée dans laquelle nous avons essayé d’isoler la « cinébacterie » de l’Univers Infra-quark.
A travers un montage de citations d’Un amour d’UIQ ainsi que d’autres projets inédits de Guattari retrouvés à l'IMEC (un bref scénario autour des radios libres et un dossier pour un film sur des fugitifs autonomistes en fuite de l’Italie) et de séquences de blockbusters SF, on s’est aperçu que même dans le cinéma commercial, il existe une sorte de matière noire de possibilités non réalisées, qui insistent dans l’image en tant que présence latente. En même temps il nous semblait que l’Autonomia italienne avait une forte dimension science-fictionnelle, dans son invention de nouvelles formes de vie et de relations, l'horizontalisation des medias et les interférences poétiques qu’elle introduisait dans les discours militants traditionnels.
Cette performance était la table de montage pour un essai visuel que nous écrivions pour un livre à venir aux Éditions Amsterdam. En préparant la publication du scénario, qui dans l’absence d’images filmiques constituait un texte étrangement orphelin, nous avons ressenti de nouveau que la puissance d’Un amour d’UIQ gisait dans son état inachevé : le problème central de l’Univers Infra-quark ne pouvait que devenir le point de départ d’un désœuvrement progressif, formes de production et de distribution parallèles par lesquelles UIQ aurait pu se manifester au monde.
Une invitation de CalArts nous a permis de contacter Michael Phillips, producteur de Rencontres du troisième type, a qui Guattari avait envoyé la première version du scénario en 1982, et de tourner des scènes à Los Angeles et à Venice Beach, imaginant un Félix à la dérive. Cela a donné lieu à une installation, DE3 (Distant Encounters 3), qui cartographie les interstices incommensurables entre les extra-terrestres hollywoodiens, l’Autonomia et la schizoanalyse.
Par la suite nous avons réalisé une bande annonce pour Arte Radio, avec des acteurs, des effets spéciaux et tout un travail de bruitage, d'interférences et de textures sonores pour donner corps à quelques scènes, comme si Un amour d'UIQ, « un film de Félix Guattari », était sur le point de sortir en salle.
ABLC : Ces premiers gestes autour d’UIQ, en tant qu’étapes d’une recherche, amorçaient-ils déjà, pour vous, la réalisation de votre long-métrage In Search of UIQ ?
Silvia Maglioni & Graeme Thomson : Chacune de ces pièces était l’occasion de multiplier les métamorphoses d’UIQ, et elles se sont effectivement reconfigurées dans In Search of UIQ.
L'une de nos principales préoccupations cinématographiques était de rendre visible cette œuvre manquante tout en maintenant son lieu vide, comme une réserve de potentiel pour l'image. Nous avons construit une cartographie spectrale de la non-effectuaction, qui dessine la carte d'un certain nombre de formes non-réalisées, qui se tiennent à la frontière infra-mince entre l'acte de faire et celui de défaire. Les trois mouvements du film tracent une série de déplacements : en commençant par les origines politiques de l’Univers Infra-quark on va vers une fabulation des tentatives de Guattari de produire son film subversif à Hollywood, jusqu’à l’apparition d’un mystérieux porteur d’ombres, le réalisateur Markus Tuleviin, qui prendrait le relais de cette aventure.
C’est l’idée de céder la place, avec laquelle se termine In Search of UIQ, qui nous a conduit à la phase actuelle du processus, qui vise à « tourner » le film de Guattari collectivement à travers des ateliers de « transduction » dans différentes villes (Athènes, Istanbul, Barcelone, Lisbonne, Beyrouth...), convoquant des communautés temporaires susceptibles de transformer le matériaux du scénario en l’adaptant aux conditions micro-politiques du présent. Expérimentation d'un cinéma invisible, d'un cinéma oral... Comme dans le cas du livre blanc d’Eloge de l’amour, ce ne sont pas les formes possibles de production qui comptent, mais plutôt la production du possible.
ABLC : Quel type de passage cherchez vous à désigner avec cette notion de « transduction » ?
Silvia Maglioni & Graeme Thomson : L'idée de « transduction », que nous avons empruntée de la biologie, est de produire le scénario de Guattari par des phénomènes de contagion, en le filmant sans pellicule, dans un travail collectif qui peut ressembler à l’hypnose. Un remake sans originel en quelque sorte. Dans ces ateliers, la rencontre avec l’« alien », la force vitale d'UIQ, deviendrait un événement singulier, réinventé à chaque fois selon les contours spécifiques de la communauté rassemblée pour l’envisager. On pourrait ainsi renverser la dynamique hollywoodienne, où les rêves du public planétaire sont colonisés par un seul produit qui, loin d’offrir une vraie rencontre avec une intelligence extraterrestre, leur donne l’empreinte d’une idéologie dominante (comme dans le cas de E.T.).
ABLC : C’est un type d’opération que vous avez déjà pu expérimenter ?
Silvia Maglioni & Graeme Thomson : Oui, tout à fait. La première expérience a eu lieu en novembre dernier à Barcelone, en complicité avec le collectif Black Tulip, dans le cadre d’une série d’événements qu’ils organisent autour de la science fiction, de l’art et de la politique (« Arte y Ciencia Ficción : Estrategias de potencialidad »).
Pendant trois jours, l’atelier a vu proliférer des réflexions théoriques sur l’ontologie du cinéma invisible (réfractées à travers Pasolini et Blanchot), des hypothèses de casting et de tournage, des séances de storytelling, des spéculations collectives sur des séquences non tournées (les différentes manifestations d’UIQ, la composition de la communauté qui l’accueille, les interfaces technologiques, les mutations amphibiennes…), des moments de solitude performative (imaginant la voix d’UIQ et les interférences qu'il produit...)
Les participants à l'atelier, en grande partie issus de la danse et de la performance, s'éloignaient d'une anthropomorphisation possible d'UIQ, qui assumerait des traits humains et apprendrait à parler un langage commun, grammatical (ce qui se passe vers la fin du scénario de Guattari). La chose la plus intéressante pour eux, c'était son côté invisible, dispersé, qui nécessiterait l'invention de nouvelles formes de mise en scène, de mouvements de la camera, de spatialisations sonores. Nous nous sommes inspirés de pratiques expérimentales dans l'art vidéo (comme I do not know what it is I am like de Bill Viola), de dispositifs cinématographiques post-humains (La région centrale de Michael Snow, Shining de Stanley Kubrick...), de techniques vocales qui tendent vers le devenir animal ou machinique (Joan La Barbara, Ami Yoshida...), de la guérilla anti-grammaticale de Gherasim Luca et Gregory Whitehead, en produisant un UIQ encore plus insaisissable que ce que Guattari avait imaginé.
A suivre...
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UN AMOUR D'UIQ Bande-annonce d'un film qui manque