Avant d’avoir affaire à des images, qu’il reçoit de la machine et qui n’arrivent qu’assez tardivement dans le processus de création d’un film, un cinéaste se confronte à des corps de toutes sortes. Son expérience singulière, proprement cinématographique, l’expérience de la fabrication d’un film n’est pas immédiatement plastique, figurative. Elle est avant tout matérielle, consistant à trouver ou à inventer des espaces, à s’y placer, s’y déplacer à la recherche d’une lumière ou d’un geste. Avant de voir et a fortiori de montrer, il doit faire et laisser faire, faire faire par le biais de la caméra. Il doit agir dans le réel et avec lui. Même dans le cas d’un cinéma non photographique (cinéma expérimental ou d’animation), l’image à laquelle travaille le créateur n’a pas valeur d’image mais de support à la perception d’un mouvement qui sera produit par le dispositif. D’ailleurs, l’absence d’image dans un film (un noir par exemple) ne l’interrompt pas pour autant. Souvenons-nous de ce qui, pour Tarkovski, en est la matière première : « la sensation du temps qui passe ». Parce qu’il est mouvement avant d’être image, performatif avant d’être figuratif, le cinéma tient de la danse au moins autant que de la peinture. Ce qui implique de le penser comme tel, sans arrêter les films, sans figer les motifs. S’attacher non aux structures, mais aux procès, comme le disait déjà Pasolini, non aux formes, mais aux métamorphoses. Tâche difficile, voire impossible en ceci que le langage assigne tandis que le film anime, fait vibrer, fait trembler. Le cinéma nous met ainsi en demeure de trouver d’autres mots, d’autres sens, il nous met en demeure de traduire, d’entrer en poésie pour nous ouvrir à l’autre qui regarde en même temps mais ne voit pas la même chose. En cela, il est une expérience métaphysique, de la vie sur elle-même, de la permanence et de la variation, de la permanence de la variation. De la différance (« ce qui se tient entre parole et écriture », ce qui fait différer, produit de la différence (1)). Il est au bord, au bout de la langue et face à lui, tous, nous cherchons nos mots.
Jean-Marc Lamoure a réalisé un très beau film sur ce qu’est le cinéma en fait, en pratique. Il s’intitule Tarr Béla, I Used to Be a Filmmaker et a été projeté récemment aux Écrans Documentaires d’Arcueil après avoir été montré au FID cet été. Il nous invite à suivre un tournage, celui du Cheval de Turin, dernier film du cinéaste hongrois Béla Tarr sorti en France fin 2011. Souvent, il ne s’y passe rien. On attend quelqu’un, on attend le silence, on attend l’été. Parfois, on ne sait plus ce qu’on attend. Cinq moteurs soudain s’ébranlent et quinze personnes s’engagent en même temps dans la même direction. Une tempête de cinéma (dans Le Cheval de Turin, le vent souffle sans discontinuer), c’est un ballet de ventilateurs géants. Puis c’est à nouveau l’attente, la suspension, la recherche : des corps, ceux des machines, des acteurs, des membres de l’équipe gravitent les uns autour des autres, s’attirent et se repoussent. Très peu de mots sont échangés. Lamoure intègre intelligemment à son montage quelques-uns des plans du film achevé, rapportant le chaos au cosmos. « Créer un ordre », c’est ainsi que Tarr définit son action. Et le film nous donne à mesurer la part chorégraphique de ce travail, qui consiste le plus souvent à régler et à coordonner des gestes et des déplacements. On ne peut s’empêcher de penser aux innombrables scènes de danse qui ponctuent son œuvre, et notamment à l’ouverture des Harmonies Werckmeister (2000) lorsque le personnage de Valuska, « l’idiot du village », représente le cosmos en faisant danser ensemble les clients d’un bistrot.
Tarr, qui ne parle pas beaucoup, se range volontiers lors de ses interviews du côté de l’idiotie. Le film de Lamoure respecte ce mutisme essentiel et ne cherche pas à expliquer ou à analyser. Il s’attache plutôt à rendre compte de la dimension physique de l’entreprise en montrant les travaux de construction de la maison, la tentative d’enfouissement de la caméra pour les besoins d’un plan ou encore l’épuisement des acteurs. Il nous amène enfin à constater que cette « pénétration de la réalité », pour reprendre le mot de Walter Benjamin, peut conduire à une transformation de celle-ci. Autrement dit, à envisager le cinéma non plus comme fin, mais comme moyen. C’est ce qui se produit lorsque nous revenons sur les lieux du tournage, dans la maison désormais occupée par un homme, dont la vie n’est pas bien éloignée de celle décrite dans Le Cheval de Turin. Lui aussi ne va jamais ou presque de l’autre côté de la colline. Comme les personnages du film, il n’y voit pas ce qu’il voudrait y voir, « quelque chose de mieux ». Ce n’est plus une image, ça ne l’a jamais été. C’est le temps qui passe, comme il le dit lui-même. Voilà ce dont est fait le cinéma et ce dont il nous faut témoigner.
--
(1) Jacques Derrida, Marges de la philosophie, Minuit, p. 3-29.