Mouvement du corps, mouvement des idées, mouvement des espaces se conjuguent dans la nouvelle création de Latifa Laabissi. La chorégraphe ancre sur le plateau l’insaisissable porosité des environnements physiques et imaginaires, matérialise la frontière et son perpétuel déplacement, ses transparences, sa nécessaire permissivité, signe ainsi une pièce d’une rare intensité.
La scène du Grand Studio du Centre Pompidou est parfaitement dépouillée de tout artifice. Pour seul attirail, un rideau violacé frémit discrètement en arrière plan. L’artiste et scénographe Nadia Lauro propose une installation d’une grande intelligence plastique, à même de baliser des territoires mouvants, de circonscrire et de dégager, dans sa lente progression serpentine vers le devant de la scène, d’insoupçonnables puissances de l’imaginaire. Une extrême simplicité, une exquise économie de moyens démultiplient la force d’impact de la pièce de Latifa Laabissi qui travaille l’accumulation, la sédimentation, le flottement, la transparence et la densité, le surgissement enfin. Adieu et merci prend comme point de départ un rituel majeur du théâtre occidental, le salut. C’est l’ambiguïté même de sa place dans le dispositif spectaculaire qui intéresse la chorégraphe. Elle aime se tenir au seuil, investir les zones troubles où le statut de la fiction devient incertain, tout faire basculer de l’autre côté du miroir. A partir d’un protocole très codé dans la danse classique et assez anodin dans la danse contemporaine, à quelques exceptions près, il s’agit pour elle de déjouer un exercice de style un peu attendu, de surprendre, de nous amener ailleurs, de cristalliser du sens et de l’émotion. Entre ses mains qui se lèvent lentement, Latifa Laabissi fait exister, accueille, concentre une foule d’images et de sensations indicibles, une multitude de pièces possibles, jouées, oubliées, à venir. La chorégraphe évoque volontiers Tatsumi Hijikata et Mary Wigman, mais surtout Kazuo Ono, lors d’une série de rappels insensée de La Argentina sur la scène du festival Paris Quartier d’été. Pourtant ce qui est ici à l’œuvre s’apparente davantage au trouble généré par l’Objet invisible de Giacometti, intensification d’une présence-absence, pouvoir latent de faire vaciller les régimes de l’apparaître et du visible. C’est justement dans l’ordre de l’apparition hantée que vient s’inscrire le corps désormais nu de la performeuse, entrainé dans une danse de chimère aux gestes larges et raides, corps condensé de possibles, hybride, violent dans sa radicale étrangeté, surgissement d’une beauté convulsive qui court-circuite toute forme de référentialité. Des fondus au noir rendent palpable la terrible énergie qui sature le plateau, précipitent le travail de la mémoire qui sédimente ces images hypnotiques.
Le rideau atteint les bords et impose dans son ondoiement insidieux une nouvelle négociation de l’espace. Latifa Laabissi tient la salle de par la force de son regard, nous fait gouter à la densité de multiples registres de présence, nous attire vers les abimes du fond du plateau. Ce moment époustouflant se prolonge indéfiniment, sans dernier salut ni coupure, laissant le public hagard, au cœur de ce territoire ambiguë, qui se résout tout entier dans la frange où fiction et réalité se découvrent l’un à l’autre.
Adieu et merci, au Centre Pompidou, dans le cadre du Festival d'Automne, à Paris, les 20 - 22 novembre 2013.