Avec Llamame mariachi, La Ribot approfondit sa réflexion sur le mouvement par le biais de la vidéo. Dans la lignée des Pièces Distinguées, la chorégraphe espagnole provoque les genres et expérimente de nouvelles formes, dans une versatilité intarissable, source renouvelée de création.
ABLC : Entre la performance, la danse, les arts visuels, comment vous situez-vous dans le champ artistique ?
La Ribot : Llamame mariachi est un projet intimement lié à la danse. Pour moi, la vidéo, c’est une vision de l’espace et du temps et elle m’intéresse dans son rapport à la danse, au corps, au mouvement — la vidéo comme vision du corps au milieu des choses. Ce projet parle de notre perception dans le mouvement.
J’ai déjà utilisé plusieurs fois ce type de caméra à la main. La dernière de mes Pièces Distinguées était déjà une pièce filmée. Je maniais la caméra selon un principe similaire. Pa amb tomaquet (Tartine Catalane) partait d’une recette de cuisine et le rôle de la musique était très important. Dans cette vidéo il y avait un rapport (bien sûr) à la danse et au corps de la danse, mais je n’étais pas encore assez mélodique — je ne veux pas dire que la danse doit être mélodique tout le temps, mais dans ces recherches par rapport à la vidéo et par rapport à la perception du corps, la mélodie est nécessaire.
Par la suite, en 2003, 2005 et 2008, j’ai passé la caméra à Gilles Jobin, Olga Mesa et Cristina Hoyos et j’ai fait plusieurs essais. J’ai beaucoup pratiqué la vision de cette caméra, mais Llamame mariachi est le plus complexe, le plus ambitieux de tous ces projets.
ABLC : Les Pièces Distinguées auraient donc été à l’origine de cette idée d’intégrer la caméra à la danse ?
La Ribot : Les 34 Pièces Distinguées font partie d’un projet global qui continue encore aujourd’hui. L’année prochaine, je commence une nouvelle série avec la Pièce n° 35… Les thèmes et la forme de chaque série évoluent dans la durée. Avec Pa amb tomaquet et l’utilisation de la vidéo, j’ai ouvert de nouvelles possibilités de travail, expérimenté une autre façon de voir la danse, par le biais de cette petite caméra portative qui est complètement intentionnelle, pas du tout accidentelle. Elle n’est pas fixée au corps, mais manipulée, elle suit complètement la vision du corps. Elle a un regard.
ABLC : Quel a été le protocole d’écriture de Llamame mariachi ?
La Ribot : C’est la musique qui a structuré tout le plan séquence. Le musicien, atom™ a mis des pistes sonores à ma disposition et j’ai organisé les morceaux comme j’ai voulu. J’ai beaucoup coupé à l’intérieur des chansons, pour éviter l’effet collage, et j’ai composé cette bande son qui s’est organisée selon une structure, par systèmes. En même temps, il fallait travailler l’espace. La Comédie de Genève a mis à ma disposition, pendant deux mois, un théâtre que je connaissais bien pour y avoir créé Gustavia, avec Mathilde Monnier en 2008.
ABLC : Un espace que vous avez reconstruit, personnalisé…
La Ribot : J’ai utilisé les panneaux et châssis qui s’y trouvaient pour donner des couleurs à l’espace et, finalement, j’ai obtenu quelque chose de vivant et de rythmique. Dans ce travail avec la caméra, j’avais besoin de contraste, j’avais besoin de placer les corps dans un décor formel, sur un fond plastique.
Mais avant de pouvoir rentrer dans l’espace proprement dit, il y a eu tout un travail de construction mentale à partir d’une maquette. J’ai imaginé comment rythmer cet espace, je l’ai pensé en termes de plans horizontaux, verticaux, puis en termes de trajectoires et de déplacements… Parallèlement à ça, dans mon petit studio, j’ai commencé avec Marie-Caroline et Delphine à faire des exercices pour qu’elles comprennent comment manipuler cette caméra, de manière physique, avec l’intention de l’inscrire dans les mouvements du corps, non pas comme objet de saisie accidentelle et naïve, mais comme regard. Une fois dans les lieux, il fallait tracer un parcours pour Marie, un autre pour Delphine, un parcours pour moi, en suivant la musique. Des détails, des objets plus petits et très personnels ont commencé à intégrer le décor. Autant de sources qui puisent dans la mémoire, le désir et le rêve. C’est la partie la plus sensuelle, onirique, la partie la plus émotionnelle de tout le travail.
ABLC : Comment s’est mis en place le travail avec la caméra? Vous avez fait de nombreuses prises ?
La Ribot : Dans Llamame mariachi l’espace est très construit et le corps, un medium pour regarder et concevoir cet espace. Le jeu se complexifie par rapport à mes vidéos plus anciennes. Ce sont les mêmes corps qui dansent et qui regardent. Il y a beaucoup plus de place pour le regard. Il y a une histoire liée aux objets, aux photos. Cela pourrait invoquer la mémoire. C’est une pensée plus qu’un regard.
La personne qui tient la caméra fait la séquence, on la regarde ensemble, je la dirige et petit à petit on construit le plan et la danse. On enregistre plusieurs fois. La vidéo nous permet de travailler de cette manière.
ABLC : En même temps vous avez un rapport très direct à la technologie : vous travaillez toujours avec des petites caméras DV ?
La Ribot : C’est vrai. La technologie peut être insolite. Je dois domestiquer les choses pour pouvoir les manipuler. La petite caméra, la handycam, est finalement un objet domestique et c’est exactement ce dont j’ai besoin.
ABLC : La seconde partie de Llamame mariachi fait penser aux interventions des avant-gardes, au surréalisme, au lettrisme… Comment vous définissez-vous par rapport à ces mouvements, quels sont vos repères ?
La Ribot : J’ai essayé de construire cette seconde partie de la même façon que le film, mais le travail avec le texte donne un résultat très différent, plus proche du dadaïsme, plus sixties aussi. D’un côté, il y a la technologie, de l’autre, il y a la présence, la parole, le corps. Il y a cette intention de ne pas entrer dans une linéarité. La relation entre les deux parties n’est pas évidente, car j’essaie de les séparer le plus radicalement possible. L’avantage et le désavantage d’une chose comme le film, c’est qu’il est un objet fini et autonome, à un moment donné il existe. La seconde partie de la pièce, quant à elle, change, me pose plein de questions, je ne la comprends jamais assez pour pouvoir la considérer comme définitive. Le film est beaucoup plus affirmé, c’est la conséquence d’une recherche de 10 ans sur le corps dans son rapport à la caméra. La seconde partie vient de se faire. C’est la première fois que je prends un texte et que j’essaie d’écrire. C’est quelque chose de tout nouveau pour moi. Je la laisse encore un peu Dada, très brute.
ABLC : Dans Llamame mariachi la vidéo occupe la scène pendant 25 minutes. Comment s’est opéré ce basculement dans le rapport au public et à la scène ?
La Ribot : Je suis très versatile, j’explore différents médiums, il y a des choses que je peux trouver dans une situation et pas dans une autre, alors je cherche. Pour parler de la danse, de la manière dont je la comprends, la façon la plus juste que j’ai trouvée, c’est la caméra à la main. Llamame mariachi est un projet de danse. C’est un film, mais pour moi, la danse y est plus présente que jamais ! Je suis versatile, je dois changer les médiums, et donc la relation au public, pour aller au bout de mes recherches.
ABLC : Justement, il est intéressant de suivre l’évolution de vos rapports avec le public, depuis le Striptease à l’origine des Pièces Distinguées...
La Ribot : Si on regarde les Pièces Distinguées de la première jusqu’à la 34e , selon leur ordre de création — qui n’est pas celui des séries, ni celui de Panoramix – on comprend parfaitement l’évolution. La première pièce est très théâtrale, très Dada, pourrait-on dire, et les suivantes évoluent vers quelque chose qui relève davantage de l’installation, qui parle du live et de la relation au spectateur. Dans les premières pièces, par exemple, le corps est nu, mais caché. Il entre en composition avec d’autres choses. Dans la dernière série, le corps est complètement visible, participatif, vulnérable, ouvert d’une certaine façon, très perméable.
ABLC : Le public est aussi davantage présent et d’une certaine manière il fait partie du dispositif…
La Ribot : Absolument. La relation au corps ne se situe plus dans la représentation, elle est dans l’idée de présence. Le public appartient nécessairement à cette présentation des choses. Les premières Pièces Distinguées sont beaucoup plus dans la séduction, la représentation du corps féminin. Les pièces suivantes évoluent vers quelque chose de beaucoup plus plastique. Je commence maintenant une nouvelle série de pièces et je voudrais refaire toute cette évolution en sens inverse, aller de l’espace et de l’art visuel au théâtre.
ABLC : Vous aimez brouiller les pistes, déjouer cet ordre chronologique, aussi bien dans le film, Treintaycuatropiècesdistinguées&onestriptease, que dans Panoramix, performance regroupant l’ensemble des Pièces Distinguées, présentée pour la première fois à la Tate Modern à Londres.
La Ribot : Il ne s’agit pas de brouiller les pistes. C’est vraiment essayer de comprendre le monde et les choses telles qu’elles me semblent être. Cela me permet de sortir de la linéarité, d’aller vers quelque chose de tridimensionnel. Les Pièces Distinguées parlent de ça. C’est la complexité du projet lui-même : il y a certes la chronologie, mais si j’assemble les séries, elles vont se parler, s’intercaler les unes dans les autres.
Pour le montage du film, je ne pouvais pas suivre l’ordre de Panoramix, qui est un ordre live. Il fallait que je trouve l’ordre juste, adapté. Dès que je fais quelque chose avec les Pièces Distinguées, une réflexion se met en place et me conduit vers une organisation différente. Il s’est passé la même chose pour Despliegue, un plan séquence de 45 minutes, où, caméra à la main, je décompose complètement les Pièces Distinguées, des éléments de décor, et je les assemble de manière assez chaotique. C’est un chaos et en même temps ça prend une autre dimension. Au départ, je voulais appeler Despliegue, la 35e Pièce Distinguée. Mais j’ai compris que les Pièces Distinguées devaient être live, alors j’ai arrêté la série à la 34e pièce, avec Pa amb tomaquet.
ABLC : Vous vous êtes toujours impliquée dans des projets de recherche, que ce soit à Madrid avec l’association UVI-La Inesperada, à Londres dans le cadre d’Artsadmin ou à Genève en tant qu’enseignante à la Haute Ecole d’art et de design.
La Ribot : La recherche m’intéresse, mais je la préfère toujours intégrée au travail artistique. Il y a des projets annexes à ma pratique qui sont également nécessaires et qui doivent être faits. Par exemple, cette programmation à Madrid où j’ai pu montrer la danse contemporaine qui m’intéresse, et qui se voyait très peu et très mal. J’ai aussi été invitée à intégrer l’école des Beaux-Arts de Genève, lors de la mise en place d’un département dédié à l’art performatif. Je pense que la danse et les arts vivants doivent absolument trouver une place dans l’université et dans les écoles d’art, surtout d’arts visuels. Ce sont des projets plus politiques et je trouve nécessaire de m’y engager.
propos recueillis par Smaranda Olcèse-Trifan
Llamame mariachi au Centre Pompidou, dans le cadre du Festival d'Automne à Paris, les 11 - 14 novembre 2009.