Boris Charmatz et Dimitri Chamblas / A bras le corps

Avant de donner son nom au projet éditorial dont cette revue est une déclinaison parmi d’autres, A bras le corps est le titre d’une pièce de danse mythique, un morceau de bravoure, porté par une virtuosité qui rivalise avec les Capricci de Nicollo Paganini, tout en s’en nourrissant. Puissamment vivante à travers l’épaisseur historique qui est devenue la sienne, cette création engrange des fulgurances permettant un aperçu de l’intensité des énergies mobilisées, maintenues à l’état de potentialités, préfigurant la décharge, terrible, sans cesse recommencée.

Question de virtuosité donc. La dérouter, l’amener ailleurs.

Boris Charmatz et Dimitri Chamblas sont déjà dans la salle avant que cela ne commence. En vérité, A bras le corps a commencé depuis longtemps, il y a plus de vingt ans – ça fait 20 ans qu’on s’échauffe, lancera Boris – à la Villa Gillet à Lyon, en 1993, et même avant, à l’Opéra de Paris, où les deux comparses ont fait leur classes. Depuis, cela continue, de manière soutenue pour l’un, de façon plus distendue, mais tout aussi cohérente, pour l’autre, la danse toujours en ligne de mire. Tout est déjà là, dans le corps, prêt à être réactivé.

A bras le corps, la pièce, convoque à elle seule tout un pan de l’histoire de la danse contemporaine. Première création, signée à quatre mains, elle marque pour Boris Charmatz et Dimitri Chamblas, la fin des années d’études et affirme une volonté impérieuse d’en découdre. Les deux comparses procèdent par éclats, s’attèlent à exploser méthodiquement les carcans, se proposent de nouveaux défis, cherchent les points d’achoppement, reviennent aux fondamentaux : l’inertie, le poids, l’impulsion première et la mise en mouvement, les équilibres et autres bascules, le contact, imbriqué, chargé, magnétique, les portés qui visent autant l’image, jouant ainsi des représentations sociales façon Opéra de Paris, que les mécanismes de motricité les plus subtils. Il y va d’une écriture extrêmement dense, où chaque trope porte son lot de questions à même les chairs, contient en germes des problématiques qui seront développées à l’échelle de l’ensemble d’une œuvre, annonce déjà les changements radicaux du paysage chorégraphique français.

Des gradins délimitent un espace carré, favorisent la proximité avec les danseurs, font monter cet indicible frisson qui s’invite subrepticement et nous tient aux aguets dans toute arène. Les muscles s’étirent ou se détendent. Boris Charmatz et Dimitri Chamblas mettent en jeu leurs articulations, esquissent des sauts, se massent la nuque et le visage, avant de prendre place, face à face, en première ligne. Les éclairages travaillent les contours de l’espace, tout en préservant une densité obscure au centre.

Legato

La pièce résiste, demande un véritable engagement, nous entraine dans le ring – il n’y a pas d’échappatoire possible. A bras le corps exige de laisser pour l’instant de côté les questions qui nous taraudent – l’image, son apparition, la visitation, les survivances –  nous enjoint à nous défaire des habitudes de notre regard.

La danse agit sur le mode de l’irruption, de l’écart, par agrégats de présence. Les matériaux sont extrêmement travaillés qui se donnent, se laissent appréhender avec l’intensité des blocs d’expériences kinesthésiques et intellectuelles, dans des concrétions inséparables, compactes, lisses, sans trop de prises. Ils exigent davantage que de déplier la figure, procèdent d’un véritable mode legato, orchestrent impérieusement un retour au corps, activent des articulations qui se situent au niveau du plus infime mouvement

Il nous reste, en tant que spectateurs, à ployer littéralement sous le poids de la proposition, à ressentir la harangue, à nous laisser prendre dans l’engrenage d’une excitation qui monte, à nous chauffer avec les danseurs, à nous tenir prêts pour l’achoppement.

Plonger dans l’obscurité : syncope, disjonction, rupture de rythmes

La respiration se fait bruyante, le souffle se précipite sous la pression d’une dépense physique démesurée. Des sifflotements s’élèvent pourtant gaillards, rassurants, épiphénomènes d’une musique intérieure qui court parallèlement au flot des notes silencieuses de la voie royale de cette partition chorégraphique. Plusieurs rythmes travaillent A bras le corps en profondeur. Boris Charmatz et Dimitri Chamblas manient avec une extrême finesse l’art de la syncope. La danse opère par des inattendus déplacements d’accent vers les temps faibles. L’attention vient se poser sur l’espace entre les gestes et il s’agit de faire entendre – voir ces battements. Les deux chorégraphes s’emparent du contretemps en tant que puissant agent de dépaysement du regard et avancent de nouvelles cartographies de l’expérience spectatoriale.

Le contraste est d’autant plus saisissant entre le sentiment physique de lenteur et d’inertie, de masse inexorablement soumise aux lois de la gravité et l’inouï éclat de la musique du Capriccio n°16 de Paganini. L’espace a basculé dans l’obscurité. Il devient poreux et bourdonne sous les charges d’un archer virtuose. Ravaler – occulter, plonger dans le noir, laisser respirer autrement, faire entendre autre chose, dissocier l’écoute et le regard, permettre aux sens de se déployer pleinement et de se tenir au plus près de la vibration de l’instant. Il s’agit de gestes créateurs essentiels qui vont habiter, même beaucoup plus tard, la pratique de Boris Charmatz, jusqu’à sa collaboration avec Anne Teresa de Keersmaeker, pour la Partita 2 – Sei solo. La danse se charge de latences. De par cette première plage d’obscurité labourée par les harmonies éblouissantes de Paganini, A bras le corps génère un espace-temps d’expérience vierge, comme les terres découvertes à chaque grande marée – tangibles, préhensibles avec leurs particularités morphologiques (sablonneuses, dalles lisses ou rochers coupants), qui gardent néanmoins très actif le souvenir de la mer qui les couvrait il y a encore quelques heures et qui va les regagner bientôt. Il y va d’une même sensation indicible, jubilatoire et trouble, de pouvoir investir ces endroits d’expérience au statut instable, fluctuant et complètement réglé – à la fois accessibles et défendus, terriblement dangereux.

La musique reviendra une deuxième, puis une troisième fois, charge expressive et ressac, au gré des Capricci du maitre italien, entérinant ainsi un retour d’expérience et, du même pas, son approfondissement. La danse cachée devient enfin visible, s’offre au regard, lourde de sa part d’ombre, fantasmée.

Fortissimo

Se tenir à la lisière, roder autour de l’espace, frôler les spectateurs, chercher le débordement, attiser les possibles. Boris Charmatz et Dimitri Chamblas s’entrainent l’un l’autre dans cette ronde. Le plateau regorge d’énergie. La tension monte par paliers, se stabilise dans une forme de houle mutine avant de grimper encore d’un cran. Elle devient très vite insoutenable : les doigts s’écartent électrisés avant que les mains ne se transforment en serres. Le dispositif aménage une grande proximité et nous fait entendre jusqu’au grincement des dents. Les mâchoires bâtent bruyamment. Les danseurs se défient dans des spirales hautes et précises, qui conjurent la virtuosité pour l’amener ailleurs, en deçà de la grammaire classique. L’achoppement en est d’autant plus fulgurant. Avec le temps, A bras le corps s’est débarrassé de tout arsenal poétique et théorique (…) Décantée, notre énergie apparaît marquée du désir de puissance et de masse, mais aussi d’ironie gaillarde et jouissive, la chorégraphie cédant le pas à une expérience simple et explosive, témoignent les deux comparses.

Vingt ans après sa création, la pièce garde sa fraicheur impétueuse. Elle charrie quelque chose de profondément nécessaire, primaire : l’élan, le contact, l’énergie, la puissance et la sagesse du geste. Il y a dans la façon dont les danseurs se tournent autour, se toisent et se soupèsent, cette dimension d’attente magnétique des grands félins qui mesurent leurs forces avant de ne se jeter l’un sur l’autre. La danse est déjà là, dans le moindre déplacement de poids, dans chaque regard. Elle atteint à l’épure et paradoxalement, c’est dans ce dépouillement sauvage, radical et raffiné, qu’elle embrasse pleinement et laisse filtrer la mémoire silencieuse des corps et qu’elle active des multitudes d’expériences d’interprètes et de personnes.

Da capo

Recommencer encore et toujours, refaire les mêmes gestes, tels un kata vital. Etre à l’écoute du corps, observer comment les mouvements se déposent dans des strates actives de sédiments, se chargent à chaque fois différemment, sont augmentés de par leur effectuation même. Le regard des spectateurs s’acère, apprend à les apprivoiser, va à chaque fois plus loin dans les épaisseurs kinesthésiques à la recherche de l’étincelle, se surprend à l’anticiper. La danse agit par imprégnation. Il y va ainsi des corps des danseurs qui gardent dans cette inertie acharnée la trace des manipulations antérieures, mais les corps des spectateurs participent aussi à cette mise en partage. Au delà des problématiques liées à la relecture, à la réactivation, au réinvestissement d’une écriture, dans sa simplicité hautement ciselée et sa fabuleuse aisance, ce duo est résolument ouvert, se laisse saisir comme une exhortation : Vivre, ce n’est pas attendre que l’orage passe. Vivre, c’est apprendre à danser sous la pluie, aiment répéter les chorégraphes, en citant Sénèque. Ils vont s’asseoir sur les bancs, toujours en première ligne et en même temps au contact du public. La frontière tend à disparaître, l’onde de choc se propage jusqu’en haut des gradins. Boris Charmatz et Dimitri Chamblas sont de nouveau face à face, se regardent dans le blanc des yeux, se tiennent prêts, ils savent qu’ils vont recommencer.

A bras le corps continue, ici ou ailleurs. Au Théâtre de Vanves, même quand la salle s’est complètement vidée, au Musée de la danse, à Rennes, à la Tate Modern, où la pièce sera donnée en mai prochain. A bras le corps continue aussi en dehors de toute représentation, sur les plateaux de tournage et dans les studios de danse au quotidien, entre ces lignes. Rendez-vous est pris d’ici vingt ans encore !

 

A bras le corps au Théâtre de Vanves, le 3 mars 2015.



Publié le 15/03/2015