Danseur et chorégraphe, directeur du Musée de la danse à Rennes, Boris Charmatz interprétait, en janvier 2014, aux côtés de Franck Willems la pièce de Tino Sehgal, sans titre (2000), dans le cadre de la programmation Spectacle Vivant du Centre Pompidou. Au fil de la discussion avec Smaranda Olcèse-Trifan, il revient sur ses connivences artistiques avec le lauréat du Lion d’or à la Biennale de Venise en 2013, sur les dernières évolutions dans le champs des arts plastiques de plus en plus permissif à l’irruption du vivant, enfin sur les projets à court et moyen terme du Musée de la danse.
I. sans titre (2000) de Tino Sehgal
ABLC : Pouvez vous évoquer votre rencontre avec Tino Sehgal ?
Boris Charmatz : Nous nous sommes rencontrés il y a longtemps, dans les années 2000. J’avais fait à l’époque une exposition intitulée Statuts qui interrogeait le statut du corps dans l’exposition en mélangeant art vivant et art plastique, installations et performances. Il s’agissait d’une exposition assez importante, qui durait à chaque fois 3 ou 4 jours. Elle a tourné à la Ferme du Buisson, à la Ménagerie de verre, à Edinbourg, Bruxelles ou encore à Amsterdam. J’avais proposé à Xavier Leroy de montrer un petit passage de son travail en boucle. Xavier l’a fait un certain nombre de fois et Tino Sehgal l’a remplacé pour quelques dates. Ils se connaissaient déjà, Tino aimait beaucoup le travail de Xavier.
Par la suite, j’ai suivi le parcours de Tino. J’aimais bien son travail, mais c’est surtout This Situation, une pièce présentée à la galerie Marian Goodman, qui m’a provoqué un flash artistique véritablement fort. J’ai compris sur le coup que ce n’était plus seulement un travail intelligent, intéressant, très stratégique, très bien pensé, mais que cela allait bien au delà de tout ça. Il s’agissait vraiment d’une agora grecque, il avait créé les conditions d’une discussion extraordinaire, d’une véritable et passionnante élaboration de la pensée. Même les rapports d’interaction – qui peuvent être parfois un peu simples avec Tino – ménageaient, en dépit d’une certaine ritualisation, la liberté de parole : je pouvais parler quand je voulais et pas seulement quand on me le demandait et si je n’avais pas envie de parler, la pièce existait quand même. J’avais aimé aussi les systèmes chorégraphiques, ça a fait pour moi un nœud, une sorte de révélation, je me suis dit : c’est LA pièce pour le Musée de la danse ! S’il y avait une pièce que j’aurais aimé produire ou collecter, ça aurait été This Situation. Nous l’avons donc programmée à Avignon* pendant toute la durée du festival. J’avais aussi entendu parler de ce solo, (sans titre, 2000), et je lui ai demandé de le faire, mais il ne voulait pas… C’est vrai qu’il l’avait quand même beaucoup dansé dans les années 2000. Il a fait pas mal de choses pour le théâtre, mais après cette pièce, il a basculé complètement, il n’a plus rien fait sur un plateau de théâtre et s’est tourné véritablement vers les musées. Désormais, il travaille uniquement dans les espaces d’exposition. Or dans ce solo, il fait venir le musée sur scène, à sa manière, il propose une exposition du 20ème siècle. Par la suite, il a décidé de faire l’inverse, de faire venir tous les savoirs physiques, toutes les subtilités liées à la danse, dans le musée et ça a été plus productif à long terme. C’était comme un cheval de Troie dans les musées, il a fait exploser les cadres de ce que c’est qu’une collection d’art public, une œuvre permanente, il a formaté une activité vivante comme œuvre permanente et c’est un geste de déplacement très clair, très bien formalisé qui a conduit à sa renommée mondiale.
Il y a comme un paradoxe, un véritable anachronisme, s’agissant de sans titre (2000). Cette pièce en effet peut sembler datée, si l’on considère le contexte actuel, où nous assistons à l’entrée du vivant au musée.
Trisha Brown montre des early works, Anne Teresa de Keersmaeker montre des early works, voici donc un early work de Tino Sehgal. C’est déjà du Tino Sehgal, même si on n’y trouve pas encore la veine conceptuelle qui l’a conduit au Lion d’or à Venise. Cette pièce est écrite juste avant qu’il ne bascule vers les musées. Il est en train de chercher où il va se positionner et quelque part, c’est aussi une pièce d’adieu à la danse. Il parcourt tout le 20ème siècle pour passer à autre chose. J’aime bien l’idée que cette pièce ne soit pas le début de l’histoire, mais au contraire sa fin. Il finit son solo avec Jérôme Bel et Xavier Leroy qui sont ses maitres, pour entamer ensuite son véritable travail, Kiss, This Situation… C’est un point de passage et j’aime beaucoup cela.
Tino Sehgal a accepté de transmettre son solo à trois danseurs : Franck Willens, Andrew Hardwidge et vous-même. Quels sont les enjeux de cette pièce ? Comment avez vous travaillé ensemble ?
Tino est vraiment un danseur, un chorégraphe, qui a choisi une autre direction. Dans les musées il produit une vraie rupture parce qu’il transmet ses pièces oralement, ce qui est finalement monnaie courante dans la danse. Il est très attaché à cette méthode, il est presqu’un danseur traditionnel. Je pensais que j’allais devoir apprendre la pièce d’après des vidéos, alors qu’il était là avec nous. Il croit à la transmission physique, orale, ce qui est une véritable tradition en danse. C’est fort ! Pour lui c’est très important de faire passer cette idée de la danse comme médium, qui est la raison initiale de ce projet. L’histoire de la danse vient après, mais l’accent est vraiment mis sur les possibilités de la danse comme médium, comme une collection de gestes… Un homme tout seul, tout nu, fait le 20ème siècle en danse. Bon, il fait du Tino Sehgal, mais quand même le 20ème siècle est en nous. L’art n’existe pas seulement dans l’objet réel, il fonctionne beaucoup dans la pensée, dans la mémoire.
Pourtant pour ses danses, Tino n’utilise jamais une vraie citation, il travaille plutôt la reprise, le reenactment, toujours à sa manière, décalé, faux, à peu près. Pour chaque pièce, il y a des approches différentes pour chacun d’entre nous. C’est toujours à la manière de… Parfois, il a vu des vidéos, il a récupéré des choses, c’est un mélange. Mais il s’agit quand même de son musée : dans les années 2000, avec sa formation, il fait cette proposition. Si je faisais la même chose, la proposition serait autre, une histoire avec 1000 chorégraphes, car je pense que le 20ème siècle en danse est fait par beaucoup de gens, pas seulement les plus connus. L’invention d’une histoire est finalement quelque chose de très collectif.
Tino Sehgal se balade dans l’histoire, il aime jouer des contrastes. Il voulait, par exemple, faire un tout petit Pina Bausch, parce qu’il venait de l’école d’Essen, qui est très influencée par la chorégraphe de Wuppertal. Il a fini avec une référence à Marcel Duchamp, l’origine du 20ème siècle. Mais je suis une fontaine, c’est aussi la fin du 20ème siècle, parce que c’est du Jérôme Bel. Je l’entends de cette manière, il dirait peut être autre chose. Et puis il y a un focus dans la pièce sur le sexe. C’est aussi une chorégraphie sur un sexe qui se balade et, à la fin, l’attention se resserre sur cette partie du corps. Ce n’est certes pas le but de la pièce, mais c’est aussi une manière de la penser.
Sans titre (2000) enclenche une véritable circulation du mouvement dansé à travers l’histoire du 20ème siècle, qui peut s’offrir à plusieurs niveaux de lecture simultanés. Comment vous avez abordé cet aspect ?
Au début, j’avais un problème avec ce solo. Si je danse Isadora Duncan et Nijinski, je ne le fais évidemment pas comme lui. Je me demandais si je ne devais pas faire ce que je trouve plus juste, rester au plus près de ce que serait mon Nijinski. Et puis à un moment donné, ça a été très clair pour moi que ce qui était historique dans ce travail, était Tino Sehgal. C’est la première pièce de Tino qui est devenue Tino Sehgal, donc j’apprends du Tino Sehgal. Ce que j’interprète sur scène, ce n’est donc pas Isadora Duncan, Nijinski ou Ian Fabre etc., c’est Tino Sehgal. C’est bien lui l’objet historique et non pas le 20ème siècle. Après, chaque interprète vient avec son histoire inscrite à même le corps, sa culture. Le fait que nous soyons trois à danser cette pièce y introduit des petites différences, même si elle est très écrite. Il s’agit d’une dimension qui n’existait pas dans le projet de Tino au départ, il était tout seul à le danser et ça a vraiment changé le projet.
Pour synthétiser, à quel niveau situerez vous votre plaisir de danser cette pièce ?
Ce solo offre un réel plaisir à danser. C’est du Tino Sehgal, mais c’est aussi moi, c’est du Charmatz et c’est les chorégraphes du 20ème siècle, on ne sait pas trop … C’est tout à la fois Tino Sehgal, Charmatz et Trisha Brown, par exemple. C’est la raison pour laquelle c’est un travail fort. Il se situe au delà des jeux d’identités qui ont cours aujourd’hui, où le chorégraphe est plus valorisé que le danseur. J’adore danser pour d’autres chorégraphes, j’adore cette place là, c’est une place forte. Je crois beaucoup au pouvoir des minorités en général – je pense que la majorité a le pouvoir, mais c’est la minorité qui fait avancer les choses. Je crois au travail et au rôle important des danseurs, qui sont très libres, beaucoup plus qu’on ne l’imagine et cela me plait énormément.
C’est une pièce parfaite pour le Musée de la danse.
Par ailleurs, j’ai un rapport relativement fort à l’histoire de la danse. Nous ne sommes pas vierges, le corps est bâtard, il fait et se souvient de beaucoup de choses. Dans cette pièce, nous retravaillons la mémoire. Or j’ai déjà travaillé sur des textes de Hjikata, j’ai travaillé avec Elisabeth Schwartz sur Isadora Duncan, avec le Quatuor Knust sur Nijinski, en tant que spectateur, je connais le travail de Xavier Leroy et Jérôme Bel, j’ai détesté La La La Human Steps et ce genre de choses. Cela m’intéressait de traverser tout cela en 50 minutes. Après, c’est aussi le genre de pièce qui est très difficile à danser, c’est presque impossible. On ne peut pas danser correctement Balanchine, des choses classiques, parler, changer constamment de registre. On le fait donc forcement mal, mais du coup, c’est aussi très riche à travailler, c’est un exercice extraordinaire, une pratique qui s’apparente au travail des gammes en musique.
II. Musée de la danse
Votre arrivée à la direction du Centre Chorégraphique National de Rennes – Bretagne en 2009 a été marquée par le manifeste du Musée de la danse. D’une certaine manière, votre projet s’inscrivait dans un paysage international qui se caractérisait déjà, à la fin des années 2000, par une certaine ouverture du musée au vivant ?
Il y a toujours eu une porosité entre la danse et les arts plastiques, mais je pense qu’une véritable modification s’est produite à ce moment là. Les musées d’art contemporain se sont angoissés d’avoir raté la performance des années 60, alors ils ont tout fait pour récupérer les archives. La performance en tant que courant artistique a peut-être été également ratée par la danse. L’actionnisme viennois n’a jamais fait partie d’aucune histoire de la danse, il y a tout un art corporel qui n’a jamais fait partie du corpus de ce qu’on apprend en tant que danseurs. Or il est évident que l’actionnisme viennois, qu’on l’aime ou pas, fait partie d’une histoire de la danse.
Pour en revenir aux musées, on pense que ce sont des lieux fixes, mais ils se réinventent constamment, se remettent en question. Il s’agit d’un mouvement qui est en train de déplacer l’idée du musée. La vocation du Musée de la danse s’inscrit dans cette nébuleuse, mais quasi à l’opposée. En tant que danseur, je n’ai pas envie de répondre simplement à des invitations du musée et de me demander ce que je vais faire dans les cadres qu’il me propose. J’ai envie d’essayer de réinventer ces cadres, de voir ce qu’il est possible, ce qu’il se passe, comment on peut modifier l’espace public, quels rapports on peut imaginer avec le théâtre, l’école… C’est aussi un mouvement d’antithèse par rapport au rapprochement danse - arts plastiques. Il s’agit de réclamer un territoire à soi, un territoire hybride, qui nous permette de penser librement ce que c’est qu’une collection, ce que c’est qu’une muséologie, ce que c’est qu’un commissariat, et de nous affranchir des lieux communs du champ artistique, d’inventer ensemble.
Après cinq ans d’expérimentation, à quoi ressemble aujourd’hui le Musée de la danse ?
C’est un musée vivant, un musée insaisissable. En même temps, c’est un lieu concret. Nous avons dans la collection des pièces qui connaissent des formes performatives, certaines se déploient dans l’espace, d’autres encore sur internet. Nous nous intéressons beaucoup à l’immatériel, à des protocoles d’exposition étrangers, nous réalisons des expositions éphémères. En même temps, après 5 ans, nous avons aussi toute une partie de la collection constituée d’œuvres très concrètes, de photos, d’installations, de films…
Dans un échange avec Mathieu Copeland en 2011 – retranscrit dans l’ouvrage Chorégraphier l’exposition – la question de la collection se posait de manière explicite. Pensez vous l’avoir résolue, et si oui, de quelle manière ?
Du côté des arts visuels, on nous déconseillait de lancer une collection, dans la mesure où il faut s’en occuper, la restaurer, la faire vivre… Cela fait mourir l’art ! on nous disait… Mais je viens de la danse. Quand je suis arrivé à la direction du Centre Chorégraphique de Rennes, l’institution existait depuis 14 ans, sans qu’il n’y ait de trace de toute cette période. Il n’y avait presque pas de documents, pas d’archives réelles, comme si la question de la mémoire ne se posait pas. Alors qu’aujourd’hui, il y a des choses qui existent. Nous avons produit et nous continuons à produire des œuvres. J’avais envie de ça et j’aimerais même qu’il y en ait davantage. Le Musée de la danse est à la base un Centre Chorégraphique National, il n’y a pas de budget dédié aux acquisitions, donc la collection se constitue marginalement, au fur et à mesure des projets. Par exemple, nous avons montré des œuvres de Jimmie Durham, un artiste d’origine Cherokee, dans le cadre de l’exposition brouillon, que nous avons organisée en 2010. Pendant cette même exposition, Eduard Gabia, un artiste et danseur roumain, a fait une copie d’une pièce de Jimmie Durham. Du coup, nous avons dans la collection un Jimmie Durham, qui est une œuvre d’Eduard Gabia liée à l’exposition brouillon. J’adore ce travail.
Il y a une tension entre le fait que nous soyons un véritable musée avec une collection, des catalogues et les recherches afférentes et le fait que nous soyons un musée de la danse, du mouvement, du flou et de l’insaisissable… J’aime cette tension, elle se retrouve à l’intérieur de chaque projet. Nous ne ressentons pas la nécessité de trancher, ni de la résoudre. Nous menons également des activités normales pour un Centre Chorégraphique National : des résidences, des mises à disposition de studios…
Nous vivons une période où la performance dans les musées devient monnaie courante et où Tino Sehgal remporte le Lion d’or à la Biennale de Venise. Quelle ligne directrice cherchez vous à donner au Musée de la danse dans ce contexte ?
Nous fabriquons le Musée de la danse et nous en sommes encore au début. Pour le moment, nous avons un lieu qui est tout petit à Rennes. J’aimerais avoir un jour un lieu plus grand. Nous avons une petite collection. Je voudrais avoir un budget pour les acquisitions. Il y a un développement possible du Musée de la danse. Après, très concrètement, en 2014, nous nous sommes associés avec le Centre National des Arts Plastiques pour organiser une exposition ensemble, La Permanence. Le CNAP met en dépôt des œuvres au Musée de la danse, et certaines vont y rester à moyen terme : Dora Garcia, Tino Sehgal, Joachim Koester, Aernout Mik… Nous devenons ainsi un lieu d’exposition permanent à Rennes, alors qu’habituellement nos actions sont sporadiques, ponctuelles.
Un autre axe de développement s’ouvre avec des expositions en réponse à des invitations des grandes institutions. Il y a eu le MoMA en 2013.
Parlez nous de Three Collective Gestures, programme accueilli par le Museum of Modern Art de New York en octobre et novembre 2013 ?
Notre parti-pris sur les trois semaines de dance program imaginées avec Ana Janevski, curateur associée au Department of Media and Performance Art du MoMA, a été de présenter trois projets, Three Collective Gestures. Jusque là, quand on amenait des danseurs dans le musée, c’était pour qu’ils fassent toujours le même geste, toujours au même endroit, toujours du Marina Abramovic ou du Tino Sehgal, pour qu’il soit évident qu’il s’agit d’œuvres d’art. Je pense que les choses ont bougé et que la force d’un danseur dans un musée c’est de pouvoir faire aussi bien du Marina Abramovic, que du Tino Sehgal… Que l’on on ne sache plus ce que c’est, où est l’œuvre, la permanence, l’histoire… La danse c’est ça, une bâtardise ! Nous avons donc présenté des projets qui partageaient cette fluidité.
20 danseurs pour le 20ème siècle proposait une collection de danseurs, dispersés dans la collection du MoMA, seuls avec un ghetto blaster devant les œuvres.
Levée de conflits Extended était donnée dans l’Atrium du MoMA, sur 5 heures. C’était vraiment une sculpture vivante. J’ai toujours voulu le faire sur 6 – 8h, mais cela ne marchait pas, c’était trop fatiguant. Le MoMA nous a offert l’occasion de revenir au projet originel. Dans son Atrium, il y avait l’une des œuvres les plus fortes de Barnett Newman, Broken Obelisk (maintenant installée dans le jardin de sculptures). Nous avons donc fait l’obélisque en living arts. Ce n’est pas une sculpture, ça bouge, mais ses 25 mouvements sont toujours accessibles en même temps, il y a une tension entre l’immobilité et la mobilité.
Le troisième projet c’était Flipbook, lié à Merce Cunningham, avec ses trois versions : l’une avec ses anciens danseurs, une on the spot, avec les visiteurs du MoMA, enfin une dernière avec les performeurs.
Le Musée de la danse va continuer à se déplacer. Nous allons faire une exposition à la Tate Modern, probablement en 2015. Et en juin 2014 un focus lui sera dédié à Berlin.
Vous poursuivez par ailleurs votre propre travail de chorégraphe. Pouvez vous nous dévoiler quelques aspects de votre prochaine création ?
Je prépare effectivement une création pour 2014, dont la première est prévue pour septembre à la RuhrTriennale en Allemagne. D’autres dates sont d’ores et déjà prévues, à Rennes pour le festival Mettre en scène. Il s’agit d’une pièce importante, nous serons 19 sur le plateau : 14 danseurs adultes et 5 enfants. Ca va s’appeler manger… Mais bizarrement ce n’est pas une pièce très spectaculaire. Je m’intéresse beaucoup au fait qu’on regarde les informations à la télé en mangeant et on pense absorber de la nourriture mais en fait ce qu’on intègre ce sont les informations, c’est le social. C’est aussi une métaphore de la disparition. C’est un geste simple, qui va vers l’intérieur. Ce n’est pas très performatif, c’est à l’opposé d’une certaine approche de la nourriture sur scène, trash, société de consommation… Je commence le travail sur un moment de frein et de digestion du réel et pour l’instant je ne sais pas où on va…
Ce que vous dites me fait penser à certaines sociétés africaines traditionnelles et leurs objets de pouvoir, créés par accumulation et absorption de matières…
Oui, il y a quelque chose de cet ordre. Comment absorber le corps de l’autre ? C’est un territoire très riche… Cela m’intéresse en termes de mouvement, de chorégraphie des aliments, de chorégraphie intérieure et de disparition. Il y a quelque chose qui existe et qui disparaît, qui entre dans le corps, comme au Musée de la danse nous faisons rentrer le musée dans le corps, dans cette pièce, ce sont des aliments, des objets, des décors qui disparaissent…
Et pour revenir au Musée de la danse, nous sommes sur plusieurs choses à la fois, donc pour les années à venir, l’activité va croitre exponentiellement. Pour la suite, je ne sais pas ce qu’il va se passer, on verra… Mais j’aimerais que notre lieu devienne un vrai musée, avec un bâtiment approprié, ce qui est difficile à construire.
Ne craignez vous pas des risques d’institutionnalisation en ce qui concerne le Musée de la danse ?
Je dirais plutôt que nous courons surtout un risque de non institutionnalisation – celui de rester toujours un Centre Chorégraphique National. Au départ, les CCN ne sont forcement voués à une ouverture au public, ce sont plutôt des lieux de résidence d’artistes. Donc au contraire, le risque est que le Musée de la Danse redevienne une institution de danse, sans trop de visibilité dans la ville. Notre risque c’est moins l’institutionnalisation, la lourdeur, que d’être enfermé dans une petite institution. J’aime les centres d’art, et, en même temps, j’aime la Tate Modern ! Je trouve qu’ils sont complémentaires. Les grosses institutions, comme le MoMA ou la Tate, qu’on peut critiquer pour plusieurs raisons, ont tout de même fait bouger ce que peut être un musée, une collection, un événement. Ces lieux ont introduit le vivant dans le musée. Il n’y a pas beaucoup de centres d’art comme celui de Brétigny sur Orge, qui soient de véritables lieux d’expérimentations et de stimulation intellectuelle. L’invention peut être aussi du côté du FRAC Lorraine. Je n’ai pas peur des grosses institutions. Tout dépend des personnalités qui les activent. Le Musée de la danse reste une micro-institution et ceci est à la fois notre faiblesse et notre force.
* Boris Charmatz a été artiste invité pour l’édition 2011 du Festival d’Avignon