Un entretien avec Andrea Kleine autour de la pièce Screening Room, or, The Return of Andrea Kleine (as revealed through a re-enactment of a 1977 television program about a 'long and baffling' film by Yvonne Rainer).
J’ai rencontré Andrea Kleine cet été, dans le cadre de ma formation à la Fondazione Ratti à Come, où elle était invitée pour présenter son travail autour d’un entretien d’Yvonne Rainer. J’ai tout de suite été intéressée par sa personnalité et sa capacité à porter simultanément plusieurs casquettes : écrivaine (son premier livre CALF a été publié en octobre 2015), performeuse et chorégraphe.
Avec sa pièce Screening Room, or, The Return of Andrea Kleine (as revealed through a re-enactment of a 1977 television program about a 'long and baffling' film by Yvonne Rainer) créé à la Chocolate Factory a New York en décembre 2014 et qui va être présentée à nouveau dans le New York Live Arts le 16 janvier 2016, elle revient sur scène après dix ans d’absence.
Je l’ai interviewée au sujet de cette pièce, dans laquelle elle reproduit un entretien d’Yvonne Rainer de 1977, pour parler d’elle-même et de sa propre expérience de retour à la scène, après plusieurs années d’absence. Nous évoquons entre autres la relation entre présent et passé dans le re-make d'un matériel performatif datant de 1977.
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ABLC : Quel type de relation as-tu établie avec l’entretien que tu as repris pour le spectacle Screening Room, or, The Return of Andrea Kleine (as revealed through a re-enactment of a 1977 television program about à 'long and baffling' film by Yvonne Rainer) ? Et plus généralement avec le travail d’Yvonne Rainer ?
Andrea Kleine : Après avoir créé des spectacles continuellement depuis le début des années 90, j’ai arrêté de performer en 2002 pour plusieurs raisons. Sauf à de très rares exceptions, j’ai aussi arrêté de créer des performances. À la place de la danse et de la performance, mon premier médium est devenu l’écriture. Invitée par The Chocolate Factory Theater à créer une nouvelle pièce en 2014, j’étais confrontée à ma propre absence, à ma propre disparition et négation.
Cette absence est devenue l’objet de Screening Room, or The Return of Andrea Kleine... Dans les arts, je porte un intérêt particulier à l’autodestruction, l’effacement de soi-même et la disparition. Pourquoi certaines choses / personnes / lieux / formes d’art disparaissent-elles ? Quel est le résidu qui reste ? Est-ce que certaines choses ont tendance à disparaître plus que d’autres ?
Mais il est très difficile de commencer par le vide. Quand je commençais mes recherches pour cette nouvelle pièce, un ami facebook a publié un lien vers la vidéo YouTube d’un entretien de 1977 avec Yvonne Rainer à propos de son film Kristina Talking Pictures. Dans des performances précédentes, j’avais exploré l’idée de reproduction, de copie, de re-enacting. Au lieu de commencer à partir de rien, j’ai pensé : pourquoi ne pas commencer à partir de tout ?
Je n’avais aucune relation avec Yvonne Rainer avant de créer cette pièce. J’avais vu quelques-uns de ses travaux récents, à commencer par sa pièce créée pour Baryshnikov. Pourtant c’est avec ses films que j’ai vécu mon histoire la plus personnelle.
J’ai rencontré pour la première fois le travail d’Yvonne Rainer quand j’étais au collège, autour de 1989. J’étais dans un département théâtre, mais mon attention était tournée vers la danse. Je venais tout juste de découvrir le concept de danse « post-moderne » ou « expérimentale » et j’allais à la bibliothèque pour regarder des vidéos. Je connaissais le nom d’Yvonne Rainer, mais dans le catalogue, il y avait surtout ses films, que j’ai regardés seule, dans un coin de la bibliothèque.
Même si la pièce Screening Room, or The Return of Andrea Kleine... utilisait une partie d’un entretien télévisé pré-existant, elle devait nécessairement se définir elle-même. Comme performeuse et personne, je me sentais oubliée par la communauté de la performance à cause de mon absence de dix ans. En utilisant Yvonne Rainer comme un dispositif, j’ai replongé dans le continuum de l’histoire de la danse à New York, mais, aussi, dans le rôle d’une autre personne qui avait abandonné la danse pour une autre forme d’art, à une période où les choses n’étaient pas toujours documentées. Ceci m’intéresse également parce que, historiquement, avant l’arrivée massive de la vidéo, les danses étaient transmises de corps à corps, de danseur à danseur. Est-ce que la performance peut vraiment être documentée ? Est-ce qu’une vie peut réellement être documentée ? Qui sommes-nous ? Où allons-nous ?
ABLC : La relation entre la femme artiste et les deux hommes, qui souvent parlent à sa place, est intéressante pour moi. Qu’est-ce que cela représente pour toi, du point de vue politique ?
Andrea Kleine : Robert Gardner, l’hôte du programme Tv Screening Room, n’aimait vraiment pas Yvonne et son film. Dès le début de l’entretien, il critique le film et le décrit comme « long et déconcertant ». Il questionne ensuite sa formation en danse, en laissant à l’autre hôte du programme, un critique cinématographique de Boston, la tâche de la sauver. Les deux protagonistes actives des rôles de masculinité pendant qu’Yvonne les ignore et refuse de rentrer dans leurs dynamiques.
Naturellement, cette situation peut-être envisagée comme un exemple de la culture misogyne des années 70, qui continue à influencer le discours aujourd’hui. Dans une critique de mon roman [Calf, publié en octobre 2015, ndlr], un critique a décrit le roman comme une œuvre à succès en partie grâce au fait qu'il « évitait la timidité », comme si la timidité était en quelque sorte un problème féminin.
ABLC : Tu dis concevoir les spectacles et l'écriture de façon chorégraphique et être concernée par l'utilisation du temps à l'intérieur de ces formes. Comment penses-tu le rythme et le timing dans cette pièce (le recommencement, la séparation entre temps d'entretien et action sur le plateau, la dernière partie de danse). Et comment relies-tu la danse au texte?
Andrea Kleine : J’ai initialement pris la structure d’un spectacle télévisé : il y a un entretien, et puis, à la place des clips, il y a des actions sur le plateau – c’est une sorte de film live. À un certain moment, la pièce devient un film. La pièce envahit l’entretien et le film. Le présent envahit le passé.
On était attachés à ce synchronisme, du fait de la nature du remake de l’entretien. Il fallait aussi que nous soyons capables de redire l’entretien, qui était reproduit dans nos casques audio, nous devions ralentir le texte original.
Il y a une sensation de gestation, de quelque chose qui doit se développer à travers des cycles et processus pour évoluer, une idée d’interconnexion. Tout dans la pièce est interdépendant. Même le score audio de la pièce doit se développer à travers des étapes d’évolution. Ceci commence avec des sons imperceptibles, qui deviennent compréhensibles, et se transforment en musique par la suite.
La danse et le texte sont composés par une série d’histoires emboitées, approchées par des angles différents. La pièce s’interroge elle même, de façon répétitive. À la fin, elle se donne à l'ambiguïté, à la danse.
ABLC : Qu'est ce qui est dévoilé (et qu'est ce qui est caché) pour toi dans le processus de re-faire et de rejouer, dans ton expérience?
Andrea Kleine : Avec l’entretien, la reconstitution fonctionne un peu comme une ruse. Du point de vue du récit, tous les choix ont été faits pour toi. Toutes les pauses, les émotions, les inflexions sont déjà là. Nous devons juste reproduire ce qu’il y a sur l’enregistrement. Pour moi, c’était un exercice de présence. Nous pouvons simplement dire ces mots de cette façon-là, si quelqu’un se trompe sur un mot, il court le risque de devoir courir derrière l’enregistrement et tout le monde devra ensuite rattraper, mais ce simple fait a du sens auprès du spectateur. Je crois que les acteurs traditionnels ne le vivent pas comme quelque chose d’amusant, mais pour moi c’est tout le contraire. Pour moi comme performeuse, c’était une libération.
Il y avait un peu de cela aussi dans le son de Kristina Talking Pictures, qui était parfois désynchronisé.
La pièce joue constamment entre le « set » et ce qui est improvisé. Elle le fait également à travers les sections de mouvement et de chorégraphie. La chose intéressante, à propos de la question de la reproduction, c’est que c’est toujours un échec. On ne peut pas reproduire parfaitement. Essayer c’est intéressant. L’échec est intéressant. Et tout ce qui déborde des fractures est fascinant.
ABLC : Dis-moi encore quelque chose sur l’histoire de la femme qui part en Nouvelle-Zélande (1).
Andrea Kleine : Cette histoire est extraite du roman Nobody Is Ever Missing de Catherine Lacey. Le script de Kristina Talking Pictures par Yvonne Rainer était composé par un collage de matériaux, certains étaient écrits par Rainer, quelques uns par Samuel Beckett, d’autres par Simone de Beauvoir. Il y avait aussi une histoire de Borges répétée par deux personnages différents et qui, à un certain moment, est mal légendée. J’ai essayé de relire quelqu’un de ces textes, mais ils ne me parlaient pas. Je ne pouvais pas les connecter à ce que je voulais faire dans ma pièce. Je me demandais pourquoi et comment Rainer les avait sélectionnés. Je me demandais si elles les avait choisis par rapport à ce qu’elle lisait à l’époque, de la même façon que beaucoup de performeurs dans le film étaient des acteurs non professionnels, des amis et des personnes de son entourage. J’ai donc décidé d’observer ce que je lisais moi-même au moment de la création. C’était le roman contemporain de Lacey. Je l’ai donné à lire à la danseuse Anya Liftig, et je lui ai donné ensuite la tache de connaître l’intrigue par cœur.
J’ai moi aussi répété cette même tache. Nous n’utilisons jamais le texte de Lacey en tant que tel, nous répétons ce que le roman était pour nous, et nous essayons de nous le rappeler au mieux.
(1) Cette histoire est racontée plusieurs fois pendant la pièce. Elle parle d’une femme, qui quitte son travail et part en Nouvelle-Zélande, suivant une personne qui lui a proposé de l'héberger chez elle, par gentillesse plutôt que par réel désir de l’accueillir. La femme est chassée de l’endroit après quelques semaines et après une série de péripéties, elle se retrouve en pleine mer où elle meurt de façon assez inattendue.
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Screening Room, or, The Return of Andrea Kleine (as revealed through a re-enactment of a 1977 television program about a 'long and baffling' film by Yvonne Rainer). Créée par Andrea Kleine. Performée par Michael Kammers, Andrea Kleine, Paul Langland, Anya Liftig, Bobby Previte, et Vicky Shick. Musique par Bobby Previte.
ABLC : Which kind of relationship did you establish with the interview you re-made for your show Screening Room, or, The Return of Andrea Kleine (as revealed through a re-enactment of a 1977 television program about a ‘long and baffling’ film by Yvonne Rainer) ? And more in general with the work of Yvonne Rainer?
Andrea Kleine : After having continually made performance work since the early 1990s, in 2002 I stopped performing for a variety of reasons. With the few exceptions that could be counted on less than the fingers of one hand, I also stopped creating performances. Instead of dance and performance, my primary medium became writing. Invited by The Chocolate Factory Theater to make a new piece in 2014, I was confronted with my own absence, my own disappearance and negation.
This absence became the subject of Screening Room, or The Return of Andrea Kleine… I have an interest in self-destruction, self-erasure, and disappearance. Why do things/people/places/art forms disappear? What residue remains? Do some things have more of a tendency to disappear than others? However, it is very difficult to start from an idea of blankness. Luckily, a Facebook friend of mine posted a link to a YouTube video featuring a 1977 television interview with Yvonne Rainer about her film Kristina Talking Pictures. In a few interim performance projects I had been exploring the idea of replication, of copying, of re-enacting. Instead of starting from nothing, I thought, could I start from everything? I didn’t have any relationship with Yvonne Rainer before creating this piece. I had seen some of her recent work, beginning with her piece for Baryshnikov. Eerily, it is her films with which I have the most personal history. I first encountered the work of Yvonne Rainer when I was in college (circa 1989). I was a theater major, but my focus was dance. I had just discovered the concept of “post-modern” or “experimental” dance and took myself to the library to look at videos. I knew the name Yvonne Rainer, but what mostly came up in the catalog were her films, which I watched alone in a library cubicle.
Although the piece Screening Room, or The Return of Andrea Kleine… used part of a pre-existing television interview, it was tasked with defining itself. As both performer and subject, I felt all but forgotten by the performance community because of my ten-year absence. By using Yvonne Rainer as a device/mask, I (re)placed myself within the continuum of dance history in New York, but also within another person who shed dance for other art forms, as well as within a past era when things were not obsessively documented, which in part allowed me to disappear. This is also interesting because historically (before the advent of accessible video), dances were passed from body to body, dancer to dancer, to re-create them. Can performance ever truly be documented? Can a life truly be documented? Who are we? Where are we going?
ABLC : I find the relationship between the woman artist and the two men who often speak at her place interesting. Concerning the politics of the representation, did that speak to you in some way?
Andrea Kleine : Robert Gardner, the host of the television show, Screening Room, really disliked Yvonne and her film. From the start of the interview he criticizes the film and belittles it as ‘long and baffling.’ Then he goes on to needle her about her dance background, leaving the other talk show guest, a Boston film critic, to come to her rescue. The two of them act out these roles of masculinity with Yvonne ignoring them, or refusing to enter into their dynamic. Of course, you could write this off as an example of the misogynistic culture of the 70s, but it continues to infect discourse today. In a review of my novel, a critic deemed the book successful in part because it “eschewed coyness,” as if coyness were some sort of female default.
ABLC : You say you conceive shows, or writing in choreographic terms and that you are concerned about how time is used. How did you think about rhythm and timing in this piece? (the re-starting, the separation between time of the interview and stage actions, the last part). And how do you relate the dance to the text?
Andrea Kleine : I initially borrowed the structure from the television show: there would be an interview, and then instead of film clips, there would be stage action - a live movie. At some point, the piece becomes the movie. The piece invades the interview and the film. The present invades the past.
Because of the task-based nature of re-enacting the interview, we were tied to that timing (and also to be able to repeat the television transcript in our headphones, we had to slow down the original text).
There is a feeling of gestation, of something that has to go through cycles and processes in order to evolve, and an idea of inter-connectivity. Everything in the piece is inter-related. Even the sound score of the piece has to go through stages of evolution. It begins with almost imperceptible film stock sounds, which eventually become discernible, and then morph into music.
Both the dance and the text are a series of nested stories, approached from many different angles. The piece interrogates itself, repetitively. In the end, it gives itself over to ambiguity, to dance.
ABLC : What is revealed (and what's hidden) for you in the process of re-doing or re-enacting, in your experience?
Andrea Kleine : With the interview text, the re-enactment functions as a bit of a trick. From on acting point of view, all of the choices have been made for you. All of the pauses, emotion, inflection, all of the acting “work” is already done. The three of us had only to repeat what was on the tape. For me, it was an exercise in being present. We could only say these words, in this way. If someone stumbled on a word, it ran the risk of us falling behind the tape, and having to catch up, but still have it make sense to the outside viewer. I think traditional actors might feel that this takes all the fun out of it, but I felt the opposite. For me, as a performer, it was liberating. This also conceptually mirrored Yvonne’s de-synchronized sound in Kristina Talking Pictures.
ABLC : Tell me again about the story of the woman who goes in New Zealand.
Andrea Kleine : The New Zealand story was borrowed from the novel Nobody Is Ever Missing by Catherine Lacey. Rainer’s script for Kristina Talking Pictures consisted of a collage of source material, some written by Rainer, some Samuel Beckett, some Simone de Beauvoir, and a story by Borges that is repeated by two different characters and at one point is mislabeled. I tried re-reading some of these texts, but they didn’t speak to me. I couldn’t connect them to what I wanted to do in my piece. I wondered why and how Rainer had selected them. I wondered if they were culled from what she happened to be reading at the time, the same way many of the performers in the film were non-professional actors, and perhaps friends of hers, people who happened to be around. I decided to look at what I happened to be reading at the time which was this contemporary novel by Lacey. I gave it to the performer to Anya Liftig to read and then gave her the task of recounting the plot from memory. Later in the piece I repeat the same task. We never use Lacey’s text per se, we just re-tell what the novel was about for us, as best we can remember it.
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Screening Room, or, The Return of Andrea Kleine (as revealed through a re-enactment of a 1977 television program about a 'long and baffling' film by Yvonne Rainer). Created by Andrea Kleine. Performed by Michael Kammers, Andrea Kleine, Paul Langland, Anya Liftig, Bobby Previte, and Vicky Shick. Music by Bobby Previte.