Comment livrer son regard sur la situation d’un pays auquel, pour des motifs culturels ou politiques, nous n’avons pas accès ? comment répondre d’un événement quand le contexte où il se produit nous interdit de venir poser les yeux sur lui ? Acércate Más de Danielle Vallet Kleiner, cinéaste voyageuse s’il en est, veut dresser le portrait d’un pays secoué par une crise économique et politique, le Venezuela, qui a connu récemment de nombreuses manifestations réprimées avec une violence inouïe. Réalisé à partir de matériaux trouvés sur Internet, où des images d’Épinal de ce que nous imaginons être la villa du président Nicolas Mäduro — lequel promet en ouverture du film une extension du domaine de l’art comparable à la multiplication des pains par le christ dans les Évangiles — cèdent aussitôt le pas à des vues de magasins vides et de manifestations populaires qui vont rapidement mobiliser toute l’attention de la cinéaste, dont le propos est de montrer, par la seule force d’images empruntées, que le président vénézuélien ne sait rien multiplier, sinon la guerre et la désolation.
La technique du remploi appliquée à cette réserve de séquences vidéos qu’est devenue Internet permet à Danielle Vallet Kleiner de construire un regard qui se tient à la fois au plus proche et au plus loin du réel qui le motive, selon un geste comparable à celui de Peter Snowdown dans The Uprising, un film riche et stimulant autour des révolutions arabes. Au plus proche, car ces images souvent défaillantes — les bougés, les flous et compressions participent de leur plasticité à la fois radicale et évidente — ont été tournées par des anonymes in situ, parmi les feux et les flammes. Au plus loin également, car il s’agit moins, dans ce film de montage, de documenter la situation d’un pays en crise, que d’attirer notre attention sur l’inquiétante puissance de la bêtise politique, excédant de loin le seul territoire vénézuélien, qui conjugue répression et humiliation, pour s’assurer de son pouvoir. Une longue séquence montre ainsi la progression d’une voiture blindée occupée par un policier qui, non content de tirer sur les manifestants, se lance dans une logorrhée interminable, d’une bêtise crasse et sidérante, qui dit sa volonté d’en découdre avec des étudiants et sa haine des homosexuels.
Le réel se documente et s’écrit lui-même avec des phrases que Danielle Vallet Kleiner, combien même elle l’aurait souhaité, n’aurait pu produire pour donner des accents aussi puissants à son pamphlet cinématographique. Acércate Más les tisse dans un montage qui associe plusieurs registres d’images, pour montrer ce qui, dans ces conflits sociaux, relève du mépris de l’intelligence et du règne d’une grossièreté sure d’elle-même. Ainsi ces images de synthèse « low-fi » de boites de conserve inoffensives, qui soulignent avec une évidence déconcertante le déséquilibre des forces en présence. Si les séquences dont s’empare Danielle Vallet Kleiner sont situées et attachées à une zone géographique particulière, elles ouvrent dans le film, qui les prend et nous les donne telles qu’elles sont, sans sous-titres ni indications d’aucune sorte, la possibilité d’un regard qui porte au-delà de la région du monde d’où elles ont surgi, pour dire quelque chose qui traverse le monde dans son ensemble : l’idiotie politique, qui est malheureusement universelle, menace tous les États et celui où nous vivons en premier lieu. Il appartient au cinéma de le dire et de le refuser ensemble, avec des images trouvées ici et là, en attisant le feu qu’elles contiennent.
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Ce texte a été initialement publié dans Les cahiers d'A bras le corps n°3