Prolongé d'un rien. Journal de bord d'un quartier créatif

Prolongé d'un rien, Journal de bord d'un quartier créatif (1) s'efforce de ressaisir, à travers notes, souvenirs et images, ce qui s'est joué entre juin 2011 et octobre 2013 à la cité de l'Abeille à la Ciotat, peu de temps avant une démolition programmée. L'effort, porté par Martine Derain, selon une logique inclusive de volontés plurielles, était de rencontrer les habitants, avec les joies et les souffrances que cela implique nécessairement, de capter, pour le solliciter, ce qui en eux peut participer d'une production collective de formes et de traces. Ce qui est vivre.

La collection de textes et de témoignages que rassemble l'ouvrage montre comment l'expérience que nous pouvons faire d'un lieu est indissociable des singularités qui le configurent et lui donnent un sens, à la clarté aveuglante, là où les institutions ne voient rien en lui qu'une friche pour des opérations futures. Prolonger d'un rien un espace voué à disparaître, c'est l'ouvrir à l'impossible, ce futur qui sera pris en charge par des actes de création qui sans lui n'auraient eux mêmes jamais vu le jour. Toute rencontre est miraculeuse, quand elle induit des gestes dont nous ignorons nécessairement la portée véritable, tant leur effectivité, poussée par le vent et l'espoir, peut nous conduire bien au-delà de ce qui les a provoqués, ici-même, dans l'aujourd'hui de notre présence au monde.

En invitant les danseurs de la compagnie Ex-Nihilo, les cinéastes du collectif Film-Flamme, ou d'autres artistes plasticiens (la peintre et cinéaste Raphaëlle Paupert-Borne ou la photographe Suzanne Hetzel) à réfléchir l'inscription de leur pratique dans un espace dont l'hospitalité, qui ne va pas sans obstacles, se découvre au jour le jour dans la fréquentation des habitants, quelles que soient leurs aspirations et leur manière de vivre leur environnement, Martine Derain a fait le pari, à la fois risqué et gagné d'avance, tant il est vrai que la création, précisément, se reconnait à ce qu'elle est partout chez elle et peut s'affranchir de tout ce qui semble a priori l'empêcher, que le quartier lui-même peut traverser sinistres et décombres pour s'enraciner dans une improvisation à travers laquelle il rejoint le monde, selon la belle expression de Deleuze et Guattari, évoquant les lignes d'erre de Deligny, que l'on retrouvera sous la plume de Jean-François Neplaz (1) : "Mais improviser, c'est rejoindre le Monde, ou se confondre avec lui. On sort de chez-soi au fil d'une chansonnette. Sur les lignes motrices, gestuelles, sonores qui marquent le parcours coutumier d'un enfant, se greffent ou se mettent à bourgeonner des 'lignes d'erre', avec des boucles, des noeuds, des vitesses, des mouvements, des gestes, des sonorités différents" (2). L'attention de Martine Derain aux amandiers dont elle guette les fleurs attendues, près de la voie ferrée, n'est pas anodine dans ce vaste projet. Les gestes impulsés chez les uns chez les autres labourent un sol qu'il faut rendre fertile, pour y voir éclore autant de fleurs improbables qui germent dans le contact entre un regard tourné vers ce qui peut advenir et l'environnement où il se déploie.

Les notes de Martine Derain s'intercalent donc et s'entretissent avec plusieurs interventions d'artistes et habitants, qui dans ce projet se confondent. Les artistes habitent le lieu, fut-ce de manière provisoire ou par effraction ; les habitants dessinent, souvent avec un art délicat, leur lieu d'existence. Ainsi le jeune Mohamed Boucherit, dont la vocation de photographe est à la fois évidente et incertaine, ou les incroyables horloges de Giuseppe Secci. Ces travaux ont été montrés, dans le cadre d'une exposition à la Chapelle des pénitents bleus à La Ciotat, en décembre 2013, au même titre que les oeuvres d'artistes que l'on dirait, à tort, "autorisés". Les notes et photographies de Martines Derain, mêlées à des comptes rendus de réunions parfois techniques, mails, flyers et coupures de presse, cèdent ainsi le pas à des images de créations de la compagnie Ex-Nihilo, à des textes de cinéastes et photogrames de films qu'ils ont réalisés dans le cadre de cette habitation de l'Abeille, à une chronique écrite et imaginée par la photographe Suzanne Hetzel. Cette dernière reprend le fil de ses différentes venues à l'Abeille, sous le patronage de Perec, auquel elle emprunte un regard naïf, possiblement nu de toute attente devant ce qu'il rencontre. Tout cet ensemble de textes, d'images, de vécus, de joies et de colères configure un territoire dont les traits sont innombrables, et le visage, si on veut bien le prolonger d'un rien, encore à découvrir, sur ces chemins d'errance qui mieux que toutes intentions, artistiques ou politiques, savent trouver le sens et la mesure véritables d'être ici. Car Rilke, que nous citons de mémoire, ne s'y est pas trompé : être ici est beaucoup, car tout ce qui est ici à besoin de nous, toute cette évanescence, qui étrangement nous concerne.

Prolongé d'un rien. Journal de bord d'un quartier créatif de Marseille-Provence 2013, éditions commune, 2014 - 25 €

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(1) Marseille a été Capitale européenne de la culture en 2013, avec la ville de Kosice en Slovaquie. Les Quartiers créatifs ont installé une quinzaine d'artistes ou de collectifs en "résidence" de longue durée (2011-2013) dans des quartiers en réhabilitation urbaine ; ces programmes de création artistiques visaient à "produire des objets ou des actions dont l’élaboration des formes est partagée avec les habitants". 

Les films de l'Abeille réalisés par Film flamme ont été projetés dans la cadre de la Capitale européenne à Marseille et à La Ciotat ; certains d'entre aux sont aujourd'hui sélectionnés en festivals (Si elle 'tomber', de Jean-François Neplaz aux Rencontres Paris-Berlin-Madrid ; De loin en loin, de Martine Derain et Jean-François Neplaz et Imago Mundi, de Sara Millot, aux Inattendus…).

(2) dans la seconde partie des "Notes sur une histoire collective".

(3) Mille Plateaux, "De la ritournelle", Editions de Minuit p.383.

 


| Auteur : Rodolphe Olcèse
| Artiste(s) : Martine Derain
| Lieu(x) & Co : Editions commune

Publié le 29/07/2014