Du Mexique au Philippines en passant par Londres, Athènes ou encore la Syrie, les artistes réunis par Emilie Villez et Sophie Potelon à la Fondation Kadist s’intéressent aux multiples vies des artefacts, empruntent les outils des archéologues et des historiens, engagent des recherches qui déplient les différentes temporalités à l’œuvre au fil des parcours de ces objets témoins. Les écarts se montrent prodigieusement fertiles entre l’impassibilité des marbres et l’immédiateté du geste chorégraphique, entre l’urgence furtive des slogans inscrits à même les murs d’une capitale et la stabilité harmonieuse des cités utopiques imaginées à la Renaissance, entre le silence protecteur des sables du désert et la fulgurance de la furie destructrice d’un conflit armé. En creux se dessinent des métamorphoses physiques, des circulations sémantiques et juridiques, des rapports de forces – à la fois symboliques, matériels et géostratégiques – terriblement actuels.
Une nuée de signes sibyllins prolifèrent sur la vitre qui sépare l’espace d’exposition des rythmes quotidiens de cette petite rue de Montmartre. Une certaine porosité reste de mise, la transition est intelligemment négociée qui préserve une inscription résolument urbaine tout en renvoyant vers un ailleurs dont les codes nous échappent. Chrysanthi Koumianaki imagine un alphabet à partir des plans architecturaux utopiques de la Renaissance pour traduire des graffitis patiemment collectés dans les quartiers d’Athènes. Revendications politiques, espoirs ou désillusions d’une société durement mise à l’épreuve ces dernières années retrouvent un nouveau souffle incantatoire, presque magique au regard des utopies qui animent l’humanité depuis des siècles.
Un chapelet de céramiques git au sol du premier espace de la Fondation Kadist. La corde qui relie ces artefacts apparentés à la civilisation Mimbres, ayant fleuri entre 1000 – 1130 après J.C., sur les terres de l’actuel Nouveau Mexique, est sinueuse et pourtant bien robuste, tout comme la volonté réparatrice qui a présidé pendant des décennies les démarches de restauration où tout point aveugle, toute interrogation ou incertitude archéologique et ethnographique étaient colmatés compulsivement. Mariana Castillo Deball met en lumière les biais qui guettent les processus de conservation qui finissent parfois par obstruer le passé et fabriquer des objets avant tout tributaires des fictions scientifiques.
Pio Abad s’intéresse au moment où la propagande politique s’empare des mythes fondateurs d’une civilisation et traque ses motifs iconographiques dans la production de l’art « officiel », assujetti au culte du couple de dictateurs philippins Ferdinand et Imelda Marcos. Son installation emploie des stratégies d’appropriation pour exposer les connivences entre les différents acteurs du système et mettre à jour certains aspects historiques refoulés.
Une chambre noire, aveugle, accueille les films de Baris Dogrusöz, séquences d’une recherche en cours que l’artiste mène autour des notions de territoire, de frontière, et d’échelle, à partir du site archéologique Europos Doura, situé en Syrie et daté de 300 av. J.C. Prelude & Movement IV : The Sand Storm and the Oblivion. A relational excavation (2017) inscrit la question du patrimoine culturel face aux pillages et à la destruction de masse, dans un contexte où l’ensevelissement dans le sable devient une technique de résistance.
Un récit géopolitique, économique, ayant trait à la globalisation sous prétexte d’universalisme culturel est explicitement à l’œuvre dans la proposition d’Alexandre Pirici. Fidèle à sa pratique ancrée dans le champ de la performance, l’artiste a choisi de transformer le white cube en lieu de travail, lors de plusieurs séances de répétitions ouvertes au public en vue de son action Parthenon Marbles qui se déroule ces jours même à Athènes dans le cadre de la documenta 14. Les murs de la Fondation Kadist gardent la mémoire du lent déploiement de cette frise humaine entrainant une perpétuelle recomposition de l’espace. Dans cette petite mais très active institution attachée à la recherche et à la densité processuelle dans la production des œuvres, ce qui frappe au premier abord est la dimension incarnée du propos. La grande proximité avec les performers intensifie la force d’un argumentaire construit de manière implacable. L’imbrication de différents niveaux d’analyse, les jeux entre les multiples échelles où se situent les acteurs de ce différend entre l’état grec et le British Museum, impliquant les tentatives de médiation soldées par des échec des organismes internationaux, telle la Cour européenne des droits de l’homme ou l’UNESCO, deviennent terriblement concrets, presque palpables. L’empire Ottoman et l’empire colonial britannique, les rapports de pouvoir entre pays membres de l’Union Européenne, la traite négrière et le travail sur les plantations, les comptoirs d’Outre-mer et la spéculation financière actuelle, le pillage organisé au niveau étatique et le tourisme de masse, enfin les politiques de soutien à la recherche participent à cette histoire des métopes et frises réalisés par Phidias et les citoyens athéniens, arrachés au temple du Parthénon au début du XIXème siècle, que le British Museum refuse de rétrocéder à la Grèce. « Dance and finance share a rhythm, a sense of how value is made in motion, in circulation » explicite le texte coécrit par l’artiste avec la commissaire Victoria Ivanova. En prise directe avec les ruines millénaires, sur la colline de l’Acropole, lors des premières journées qui lancent le volet athénien de la documenta 14, la fragilité et la détermination des corps qui ont désormais la mémoire de ces marbres inscrite dans leur corps, rend d’autant plus saisissante la volonté réparatrice, tributaire d’une forme de restitution, que porte l’œuvre d’Alexandra Pirici.
L’œuvre d’Alexandra Pirici est produite pour Future Climates (Antonia Alampi and iLiana Fokianaki) par State of Concept (Athènes) et KADIST.