Paru il y a maintenant quelques mois, le livre de Jean-Louis Comolli, Daech, le cinéma et la mort, nous semble important à bien des égards. D'abord parce que son auteur prend sur lui de porter un regard sur des images qui veulent précisément, par un effet de sidération poussé à l'extrême, annuler toute vision possible. Ensuite, parce qu'il propose une analyse à bien des égards convaincante et stimulante, des effets de ces images sur la machine cinématographique elle-même.
Ce que montre Jean-Louis Comolli, c'est qu'il ne suffit pas de refuser purement et simplement de lever les yeux sur l'abjection pour n'avoir plus rien à faire avec elle. Car ce que signale la violence de ces images, dans cette volonté de capturer la mort dans sa dimension la plus immédiate, la plus concrète et la plus violente, une étrange accointance avec ce que le cinéma devient, une fois l'ensemble de ses opérations prises en charge par les technologies numériques. Les possibilités les plus propres du cinéma en effet — capturer le réel et le restituer au moyen de l'image et du son — sont aujourd'hui mâtinées par un pur fantasme d'immédiateté dont chacun peut désormais faire l'expérience à son niveau, qui contribue évidement à abimer non seulement les œuvres, qui demande du temps, de la patience et une forme de déprise pour advenir en vérité, mais aussi le regard que nous pouvons porter sur elles, et qui exige, pour se déployer pleinement, un moment de retour à soi. Le verbe re-garder porte à la fois une dimension itérative et la nécessité d'une veille, tque les clips de Daech veulent sans doute anéantir, en nous adressant des images de vies exécutées sans autre forme de procès. Il est urgent de réfléchir à ce que peut aujourd'hui le cinéma, à ce qu'il est et à ce qu'il devient, pour retrouver la dignité de cette fabrique de l'image qu'est la caméra, menacée en son coeur même par cette possibilité nouvelle que lui aura découvert daech : être l'outil d'une exécution à la seconde puissance en quelque sorte, à la fois définitive et qui peut pourtant rejouer indéfiniment la pure violence qui l'anime.
Le livre de Jean-Louis Comolli se déploie ainsi, sur une centaine de pages, comme un ensemble de notes et de réflexions sur la relation du cinéma à la mort, ce qui est son sujet principal, mais aussi sur les mutations que le numérique aura apporté dans les pratiques filmiques contemporaines, pour le meilleur et pour le pire. Si les images de Daech sont aujourd'hui possibles, c'est aussi, nul n'en doutera, parce que le cinéma numérique lui permet d'imaginer comme des moments simultannés la fabrication d'une image et sa diffusion : la mort peut être filmée parce que le délai entre le capturé et le montré tend à disparaitre complètement, et induire par là, pour le cinéma, l'impossibilité d'ajourner ce mourir qui, dans l'histoire du cinéma de mise en scène, a toujours était joué. Le bouleversement provoqué par les clips de Daech intervient à cet endroit précis.
Une part importante de la réflexion de Jean-Louis Comolli consiste à interroger les relations des usages de l'image à des fins de propagande à la figure tutélaire du cinéma, que l'on désigne couramment par son nom propre : Hollywood, qui n'est évidemment, dans les pages de ce livre, rien qu'un type, c'est-à-dire un modèle à partir de quoi une pensée peut se déployer. Le fait est que si les clips de Daech peuvent affecter le cinéma en lui-même, c'est que d'une façon ou d'une autre, ils s'y enracinent. Il y a une rhétorique partagée entre les clips de Daech et le cinéma hollywoodien, donne à penser Jean-Louis Comolli, ce qui n'a rien de surprenant. Car les clips de Daech veulent être efficaces, et doivent, pour l'être immédiatement, parler une langue universellement répandue. Les exemples sont nombreux, dans les pages de Daech, le cinéma et la mort, qui permettent de mesurer ce partage d'un même dispositif entre deux régions du monde, que tout semble opposer, et qui pourtant se retrouve peut-être dans leur volonté de retirer au regard la dimension de veille dans laquelle il s'origine.
Daech, le cinéma et la mort, Jean-Louis Comolli, Verdier, 2016, 13,50 €