Née vers 1905 dans l’Arctique oriental canadien, Iqallijuq est une femme inuit qui a vécu le passage de la société traditionnelle nomade à la société sédentaire. En 1973, dans le village d’Igloolik où sa famille s’était installée, elle a raconté à l’anthropologue Bernard Saladin d’Anglure ses souvenirs relatifs à sa conception et sa naissance. Dans ce récit, elle souligne qu’elle était un garçon dans le ventre de sa mère et décrit comment elle est devenue fille au moment de la naissance pour satisfaire la volonté de l’ancêtre dont elle allait porter le nom. Recevoir le nom d’un ancêtre, en effet, c’est aussi recevoir un ensemble de qualités et de prédispositions, au-delà de la distinction des sexes et des genres.
Quand nous sommes partis à Igloolik à la fin de l’été 2009, nous n’étions pas certains que les habitants de cette communauté de 1700 habitants se souviendraient du récit d’Iqallijuq. Nous voulions questionner l’écho de son récit dans ce village où vivent plusieurs de ses descendants.
Au fil des semaines, le tournage a sans cesse déjoué nos attentes. Jacinta et Joyce, deux petites-filles d’Iqallijuq, Katarina, Cindy ou Jimmy racontent l’héritage qu’ils ont reçu de leurs ancêtres et comment ils le transmettent à leur tour.
Une chose est certaine, dans chacune de ces rencontres, la frontière entre passé et présent, ancêtre et nouveau-né, homme et femme, naturel et surnaturel échappe aux repères de la culture occidentale. La parole rend visible la place des ancêtres dans la vie quotidienne – une vie parfois douloureuse, menacée par l’alcoolisme, la violence conjugale et la tentation du suicide.
À travers ces récits, c’est aussi en creux l’image d’une société et d’une culture en profonde mutation qui nous est donnée.
Christian Merlhiot