« Parle pour toi » est un programme de films et vidéos d’artistes et de cinéastes qui travaillent aujourd’hui dans le contexte de l’histoire coloniale et post-coloniale et des différentes cultures qui s’y croisent. Intégrant cette complexité, les artistes investissent les nouvelles questions et les espaces qui en résultent. Ils multiplient les formes discursives et narratives et s’emparent des possibilités de transmission des images pour concevoir, dans des formats et des circuits éloignés du cinéma commercial, d’autres critères de visibilité.
Parle pour toi veut dire : « ne parle pas à ma place » et évoque la prise de position individuelle. Le terme dessine une ligne de partage dans un dialogue – une divergence de points de vue, un désaccord, mais aussi la possibilité d’un échange et d’une réciprocité. Cette image verbale est choisie ici pour évoquer la liberté de propos, ses exigences et la diversité des stratégies employées pour la construire et la faire circuler. Elle manifeste la résistance de chacun à l’unification des discours, à la banalisation et l’oubli de l’héritage colonial, aux effets et aux évolutions du racisme.Trois rencontres donnent la parole à des artistes.
Dans un contexte d’hétérogénéité culturelle, ouvert à des temporalités multiples, la modernité a fait l’objet d’intégrations et de lectures disparates, parfois antagonistes. L’uniformisation forcée de la relation au progrès et au temps a conduit à des crises destructrices. Ni l’universalisme prôné par les colonisateurs, ni les dictatures, ni les extrémismes et le retour du religieux dans le politique n’y ont apporté de réponse. Au moment où l’expression démocratique a repris une place importante et à la fois menacée, les artistes définissent leur propre échelle de visibilité et font circuler la parole à contre-courant d’une culture globalisée et consensuelle, mais aussi de toute revendication « identitaire » figée dans le temps et dans l’espace géopolitique.
Les films de Singulier pluriel se répondent dans leur manière de distribuer la parole individuelle et collective, dans le traitement du consensus et de la divergence d’opinion. À partir de confrontations verbales, leurs auteurs occupent et dramatisent des positions subjectives, jouant leur propre rôle (Simone Fattal), ou prêtant leur voix à des figures masculines (Monira Al Qadiri, Mounira Al Solh). Pour mettre ensemble différentes manières de penser, certains artistes détournent les dispositifs autoritaires de l’interview en imaginant des formes collaboratives (Bouchra Khalili, Rania Stephan, Ferhat Özgür, Salma Cheddadi et Florent Meng), de théâtralisation ou de déplacements de la parole (Neil Beloufa, Maha Mammoun). Ce qui n’exclut pas l’ambivalence assumée des relations avec leurs sujets (Jumana Mana), ou l’affirmation d’une révolte (Avi Mograbi).
Dans Reprises, montages, histoire, le remploi ou la fabrication d’archives filmées produisent des constructions alternatives du temps dans l’écriture de l’histoire. On verra tour à tour des détournements et des extensions de « films de famille » (Kamal Aljafari,Yto Barrada, Lamia Joreige, Penny Siopis, Raed Yassin), des re-montages de longs métrages (Maha Mammoun, Rania Stephan, Hiwa K) ou encore une dramatisation de documents réels ou reconstitués (Basma Al Sharif, Jumana Manna, Avi Mograbi).
Enfin Transitions réunit des films où la parole est suspendue ou inarticulée (Etel Adnan, Hiwa K, Rosalind Nashashibi, Zineb Sedira), ou visuellement traduite (Kapwani Kiwanga). Des voix déchiffrent des faits rendus inaccessibles, déconstruits par les traumas ou occultés par les discours officiels (Mariam Ghani, Monira Al Qadiri). Des échanges tentent de s’établir à partir de l’absence et de l’oubli (Asli Özge, Lamia Joreige) ou accompagnent d’un récit à deux voix un voyage dans le temps et l’espace (Joana Hadjithomas & Khalil Joreige).
Ces films ont en commun d’éviter les interprétations rapides, d’incorporer le doute ou l’humour. Ils participent à la construction d’une forme partagée de la mémoire, dont ils refusent l’uniformisation et ne revendiquent pas la propriété : La mémoire est, par-dessus tout, une affaire de responsabilité à l’égard de quelque chose dont on n’est pas souvent soi-même l’auteur. (...) Il n’y a de mémoire, véritablement, que dans le faisceau d’injonctions, d’exigences que le passé non seulement nous transmet, mais aussi nous oblige à contempler. — Achille Mbembe, entretien pour la revue Esprit, 2006.
Marie Muracciole