Éditorial
L'art est mineur

Se saisir d’un corps, le tenir, le serrer contre soi… Épreuves de lutte, épreuves d’amour qui laissent sans voix. Quand la langue est défaite, démunie. Par où commence toute écriture : par la nécessité d’accrocher, d’articuler coûte que coûte des mots à des gestes, seule façon de les retenir. La critique doit vouloir les reprendre, les refaire. Être elle-même une force, pousser, aspirer à agir encore, à recommencer. Aimer les œuvres et non les admirer, les continuer dans des poèmes et non les consigner. Toucher, faire éprouver au travers d’un texte ce qui s’est joué sur scène ou à l’écran n’est pas moins créatif que la création. Artistes et spectateurs en même temps, c’est notre condition à tous. « Et que si l’écriture est alors seconde, rien pourtant n’a lieu avant elle. »

C’est à la croisée des chemins qu’est née notre envie d’écrire, au carrefour de la danse, du cinéma et du théâtre, là où les corps se prennent, se fondent dans des images. Parce qu’il se joue quelque chose de la danse au cinéma (Béla Tarr ou Ben Russell) ou du cinéma au théâtre (Wajdi Mouawad ou Sarah Kane), parce qu’on voit désormais de l’Opéra dans les salles et des images en mouvement sur toutes les scènes du monde, il nous a semblé nécessaire d’ouvrir un espace de réflexion qui ne dépende d’aucun de ces champs en particulier, mais rende compte de leurs chevauchements, de cette tectonique des plaques qu’on appelle « création contemporaine ». À cette occasion, interroger ce qu’on dit aujourd’hui quand on dit « danse » ou « théâtre », « corps » ou « image », révéler combien le sens de ces mots est instable. Pour ce faire, prêter attention aux pratiques en donnant la parole à ceux qui dansent, qui filment, qui mettent en scène. Leur demander comment ils le font, ce que ça leur fait, à quoi ça leur sert. Envisager l’art comme moyen, l’artiste comme passeur et l’œuvre comme passage.

Les formes ici défendues participent de cette création en mode « mineur » définie par Gilles Deleuze et Félix Guattari : elles sont minoritaires (pour la plupart faiblement médiatisées), politiques de part en part (pas d’esthétique qui ne soit politique) et collectives, au sens où elles déjouent la logique de la signature, de l’assignation au sujet-créateur. Faire droit aux corps engagés dans et par ces formes, aux conditions de leur engagement (à l’heure de la grande mystification, où « progrès » et « prospérité » signifient « destruction » et « esclavage », voir Sotchi), telle est la raison d’être de l’association À bras le corps et de son site internet. Et si les films, les performances, les expositions dont il est question ici sont « mineurs », ils regardent tout le monde. Car « tout le monde, sous un aspect ou un autre, est pris dans un devenir minoritaire qui l’entraînerait dans des voies inconnues s’il se décidait à le suivre. »


| Auteur : Damien Marguet

Publié le 12/02/2014